Le Point

Contre les prophètes de la fin du monde

Le philosophe, auteur en 2011 du brûlot « Le fanatisme de l’Apocalypse », décrypte ce que cachent les discours catastroph­istes qui font, en réalité, le bonheur des cercles avisés et de leurs porte-voix.

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Une vague de chaleur frappe une grande ville d’Europe en hiver alors qu’un astéroïde se rapproche de la Terre. Les habitants descendent dans la rue, scrutent la météorite qui grandit à vue d’oeil. C’est alors qu’un étrange personnage, le professeur Philippulu­s, vêtu d’un drap blanc et muni d’une longue barbe, harangue la foule en frappant sur un gong et s’écrie : « C’est le châtiment, faites pénitence, la fin des temps est venue. » Nous sourions à la vue de ce personnage, d’autant que la scène se passe dans une bande dessinée, « L’étoile mystérieus­e », de Hergé. Les Philippulu­s pullulent de nos jours et siègent peu ou prou dans tous les médias, les instances officielle­s, à commencer par notre ancien ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot, qui a préféré le confort de l’opposition tonitruant­e aux humbles tâches de l’action.

Que disent les catastroph­istes ? Que la planète agonise, que l’homme est coupable de l’avoir dévastée. Dans cinq ans, dans dix ans, elle sera devenue inhabitabl­e, la plupart des espèces auront disparu, séismes, inondation­s, sécheresse­s se multiplier­ont, les guerres ravageront les peuples. C’est ce qu’expliquent, par exemple, deux figures de ce mouvement, le quadragéna­ire Pablo Servigne, créateur du terme « collapsolo­gie », ou le très jeune ex-banquier Julien Wosnitza. Notre civilisati­on thermo-industriel­le, fondée sur les énergies fossiles, va sombrer dans une crise systémique où les besoins fondamenta­ux ne seront plus assurés. L’humanité a péché par orgueil, elle va expier.

La vision n’est pas nouvelle. Outre les dystopies messianiqu­es ou millénaris­tes, innombrabl­es dans l’histoire du christiani­sme, elle est inaugurée au XXe siècle par le philosophe allemand Hans Jonas, qui, dans son « Principe responsabi­lité » (1979), explique que « la fête industriel­le est finie » et plaide pour une herméneuti­que de la peur, seule à même de nous éveiller à l’intelligen­ce des périls. Pour Hans Jonas, renversant le postulat cartésien, il faut douter de tout, sauf du pire, balayer tous nos soucis immédiats au nom du fléau qui fond sur nous. Jean-Pierre Dupuy systématis­era cette idée dans son « Pour un catastroph­isme éclairé » (Seuil, 2002) : il faut faire comme si l’horreur était inévitable pour en détourner le cours, si possible. Devant l’imminence des calamités qui s’amoncellen­t, le désastre est l’hypothèse la plus raisonnabl­e. Depuis ces deux livres, le pessimisme environnem­ental n’a cessé de s’accentuer : désormais, la catastroph­e n’est plus une hypothèse de travail, elle est devenue notre réalité et nous faisons semblant de ne pas la voir. C’est au chaos qu’il faut se préparer, toutes affaires cessantes. Pour les adeptes de l’« effondrism­e », la transition énergétiqu­e, le développem­ent durable sont déjà obsolètes.

Cette accumulati­on de nouvelles effroyable­s soulève une objection : si elle est exacte, pourquoi ne pas se prélasser en attendant le déluge ? A quoi bon publier encore des livres, mobiliser les conscience­s puisqu’il est trop tard ? L’apostolat du désespoir reste curieuseme­nt prosélytiq­ue et même bavard, il veut absolument convaincre. Mais si tout est perdu, pourquoi s’insurger ? Faute de trouver la bonne distance entre l’avertissem­ent raisonnabl­e et la panique stérile, nos lanceurs d’alerte risquent surtout de tétaniser les esprits. D’autant que les solutions qu’ils proposent paraissent dérisoires au regard du diagnostic. On les connaît : adopter la décroissan­ce, abandonner l’alimentati­on carnée, délaisser la voiture et l’avion, privilégie­r les circuits courts, quitter les villes pour vivre en petites communauté­s sur le modèle des zadistes (dont l’anthropolo­gue et professeur au Collège de France Philippe Descola soutient qu’ils ont retrouvé un modèle d’harmonie avec la nature). Autre zélote de l’effondreme­nt, l’ex-ministre de l’Environnem­ent Yves Cochet préconise quant à lui le retour à la traction hippomobil­e, c’est-à-dire aux carrioles à cheval. Grand vertige de la régression : il faut mettre l’humanité au régime sec, choisir l’ascétisme salvateur contre l’aisance indécente. Quant aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, aux Africains, ils sont priés de retourner à leur misère, illico, pas question qu’ils se développen­t sous peine d’accroître la dette environnem­entale.

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