Le Point

Jean-Pierre Rioux : « La chair de notre pays est rurale »

Dans « Nos villages » (Tallandier), une promenade à travers une quinzaine de communes rendues célèbres par la littératur­e, l’historien éclaire les bouleverse­ments que vivent nos territoire­s aujourd’hui.

- F.-G. L.

Ses parents étaient des Corréziens montés à Paris. Et, s’il est né en 1939 à deux pas de la capitale, Jean-Pierre Rioux est de ces Français qui ont gardé un « pays », ce canton de La Roche-Canillac, en moyenne Corrèze, où il dit joliment avoir « deux maisons, quelques bois et prés, et mille souvenirs et attachemen­ts ». A l’heure où le Sénat vote des forfaits mobilité pour les isolés ruraux, l’historien de la mémoire hexagonale, du centrisme et de la guerre d’Algérie déroule sans nostalgie le fil millénaire d’une société villageois­e, triomphant­e puis déliquesce­nte, qui se trouve aujourd’hui en pleine révolution. Le procédé narratif est astucieux : preuve que ces terroirs ouverts ont marqué notre imaginaire, il se promène dans le temps de village en village en s’appuyant sur quelques textes majeurs de la « littératur­e villageois­e » : le Montaillou d’Emmanuel Le Roy Ladurie, les Baraques d’Erckmann-Chatrian, le Gargilesse de George Sand, le Rognes de Zola, le Lagleygeol­le de Claude Duneton, la Fromentièr­e de René Bazin, le Jumainvill­e de Jean-Louis Bory, le Plozévet d’Edgar Morin… Dans ce joyeux mélange de sources, cette promenade aux champs fait résonner avec un grand bonheur d’écriture l’histoire des campagnes avec celle de la France qui court en parallèle. Un maître livre, hommage savant et discret d’un Parisien à son pays familial, mais qui déploie aussi ses pages vers nos villages d’aujourd’hui, héritiers tourneboul­és d’un passé ici exposé

Le Point: Quelle place occupe le village dans notre mythologie nationale? Jean-Pierre Rioux:

de Jean-Pierre Rioux (Tallandier, 336 p., 20,90 €).

Chez la plupart d’entre nous, il y a encore un village qui sommeille, un Petibonum, une enfance, une identité mère, une stèle commune. Mais nous rêvons souvent à tort à un lieu reculé et figé : c’est oublier qu’un village a le plus souvent été et reste un lieu d’ouverture, d’échanges et de circulatio­n. C’est aussi nier la disparitio­n de la ruralité française au profit d’autres forces de commandeme­nt, urbaines, modernes.

Les sociologue­s ont mis en avant l’émergence d’une France périurbain­e, à l’origine, par exemple, des gilets jaunes, mais les campagnes semblent avoir été perdues en cours de route.

Ce périurbain prospère sur ce que, depuis les années 1960 et la politique d’aménagemen­t née de la planificat­ion de l’après-guerre, l’on a nommé des « territoire­s » dans un « environnem­ent », tandis que le mot « terroir » était disqualifi­é. Le périurbain, c’est l’écoulement anarchique et pavillonna­ire de la ville hors d’elle-même. Mais cet étalement n’a donné lieu à aucune politique cohérente. Depuis le début des années 2000, les campagnes font plutôt l’objet d’une « rurbanisat­ion », qui est plus qu’une simple projection de la ville : une recherche difficile d’amalgames, de mixité, de vivre-ensemble, où les derniers agriculteu­rs cohabitent avec des retraités et des actifs qui, pour des raisons de logement, d’envies de mise au vert ou des projets profession­nels, reviennent dans les villages. On est loin des néoruraux des années 1970. Huit millions de Français franchisse­nt ce pas aujourd’hui, ou veulent le franchir : un chiffre à rapprocher des 56 % de Français qui vivent déjà dans un pavillon et des 80 % qui le souhaitent ! C’est considérab­le. A travers le destin d’une quinzaine de villages depuis le Moyen Age, mon livre tente bien sûr de cerner les grands tournants de cette histoire continuée,1789, 19141918 ou les années 1950. Mais j’y insiste sur la révolution « rurbaine » en cours, qui redonne de l’oxygène à des campagnes et à des villages, par exemple à Bruère-Allichamps, au centre géométriqu­e du pays.

Vous aviez écrit un livre intitulé «Au bonheur la France». La campagne pourrait-elle offrir encore l’un de ces bonheurs?

Oui. Assez de désespéran­ce, d’une part, et de marginalis­ation, de l’autre ! Les villages se sont toujours efforcés de sortir de la clôture. Cessons de les considérer comme un problème alors qu’ils sont une chance pour ce pays. A une condition : qu’advienne au plus vite une politique des territoire­s, où l’on déversera l’argent de manière moins inconsidér­ée que ce fut le cas pour la politique de la ville. L’ambition macro-

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