Visiteurs, nus debout, 2019
Perdu dans les allées d’une exposition Picasso, l’écrivain ne contemple pas seulement les oeuvres d’art.
Musée de la Fondation Beyeler, Bâle. Le ciel est si bleu, si vif qu’il en devient brûlant dans les poumons. On peut fermer les yeux pour le voir couler en soi. Dans la banlieue de la ville, on expose une passionnante collection de Picasso. Un peu sa période dite bleue et rose, reflet de son deuil après la mort de son ami Casagemas, en février 1901. Emouvant calendrier chez ce peintre qui veut surmonter la décomposition du cadavre par la recomposition du charnel.
La perte de son ami le conduit non seulement à la nuance multipliée du bleu, mais aussi à une esthétique radicale : ce qui est habillé est la mort, ce qui est nu est la vie. Casagemas est peint mort et toujours vêtu. Le vêtement est le signe du trépas, de ce qui est dérobé et perdu. L’habit est le prélude – si soigné qu’il se fait oublier – de l’enterrement, de la négation du corps.
Le vêtement comme la mort rendent invisible le corps, le décomposent en ces géométries de la coupe et du tissu, en angles de la couture impossibles pour la chair. L’habit est le contraire de l’érotisme, antinomique de l’orgasme, de la rencontre ou du voyeurisme. La période bleue est habillée.
Le corps mettra des années pour revenir à la chair dans le regard de Picasso, d’abord boursouflé, triste et coloré, paradoxal, grotesque, avant de subir le cycle de la reconstruction. Le peintre affirmait, dans ses confessions, vouloir peindre en aveugle, comme Dieu avec l’argile, mais il n’avouait pas le reste : décomposer aussi – comme Dieu – le corps, le démonter jusqu’aux rouages originaux. Mais aussi séparer – toujours comme Dieu – l’âme de son enveloppe et ne garder, dans le cas de Picasso, que cette dernière, l’incarnation, l’argile aveugle dans la paume. On remarque que la période bleue est celle des visages de face, des regards absents, tristes. Le corps est entièrement résumé au visage, comme dans le cas des noyés. Picasso ne peint jamais un visage, lui préfère le profil, la nuque, le cou brisé, la hanche. Je retiens, dans ma balade, une hypothèse hasardeuse : tous les corps peints pendant de longues années ont été, au plus secret, le contraire du cadavre de Casagemas.
Je continue ma promenade dans la foule. L’exposition ne s’épuise pas. Elle se dédouble même : j’aime y scruter les visiteurs, surveiller la recomposition studieuse de l’énigme de la toile dans le convexe de chaque visage. Parfois le corps imite la peinture, il en reproduit l’immobilité puis la désarticulation et enfin le mutisme. Face à moi, une femme se penche sur « Nu aux mains jointes» (1906). Couple fascinant, corps soumis au duplicata désordonné de l’art, au dédoublement libre du reflet devenu, sous la main de Picasso, autonome, délivré de toute convention. Je m’imagine comment peuvent, peut-être, nous contempler les toiles dans leur univers: déformés, passibles nous aussi d’interprétation et d’expertises, géniaux dans nos décompositions par l’âge ou l’apesanteur, mystérieux par les angles de nos os. Dans l’univers des toiles, peut-être sommes-nous à notre tour des chefs-d’oeuvre précieux.
Dans mon pays, l’immobilité est consacrée à la prière, au sommeil ou à la salle d’attente. Rarement à la contemplation de l’oeuvre d’art. Dans ce musée de la banlieue de Bâle, elle provoque mon interrogation : que cherche l’Occidental quand il contemple les toiles de ses maîtres ? Il y a dans cette insistance la volonté maladroite de comprendre le mystère de la toile, de se hausser à la hauteur de sa singularité, autant que l’envie de s’essayer au territoire d’un au-delà. Ou peut-être pour reconstituer et envisager le sens le plus haut de toute vie. Une vieille dame s’approche et s’abîme. Je la lorgne de biais, pour ne pas m’immiscer dans le secret de son équilibre avec la toile qui lui fait face. Elle contemple « L’enlèvement des Sabines » (1962). Un « Nu couché » (1967) fait contrepoids à tout un groupe de femmes qui s’y penchent, muettes, comme pour se choisir un autre corps. Un homme passe, lent, la main sous le menton, comme un buste. Il coupe le regard impassible de « La femme nue, assise, les jambes croisées » (1906). Toute la scène devient une farandole, une mécanique qui enchâsse le visiteur et la toile revisitée. Moi aussi, je voudrais être une toile
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Parfois le corps imite la peinture, il en reproduit l’immobilité puis la désarticulation et enfin le mutisme.