Le Point

Mr. Smith chez Air France Depuis l’atterrissa­ge, il y a six mois, d’un Canadien à sa tête, Air France-KLM vit un choc des cultures. Rencontre exclusive avec Ben Smith.

- PAR MARIE BORDET

La nature humaine étant, par essence, soupçonneu­se et la naturejour­nalistique,suspicieus­e, c’est donc escortée d’une double méfiance qu’on a assisté à la scène. Pour tout dire, on a même d’abord cru à un coup monté par les services de communicat­ion d’Air France, avec des comédiens déguisés en navigants. Roissy, mercredi 20 mars, en début d’après-midi. Benjamin Smith, nouvel homme fort d’Air France-KLM, est parti s’aventurer à ses risques et périls dans les méandres de la « cité PN », véritable Etat dans l’Etat, lieu inhospital­ier pour un PDG d’Air France, forteresse entièremen­t dévolue aux personnels navigants (PN) de la compagnie aérienne. C’est entre ses murs que pilotes et équipages préparent leurs vols, et cette cité qui ne dort jamais peut rapidement se transforme­r en chaudron social.

Choses entendues, au cours de cette incursion en terrain a priori hostile. Une hôtesse à Ben Smith : « Je travaille à Air France depuis trente-deux ans, je n’avais jamais vu un président en chair et en os. Je tiens à vous remercier pour ce que vous faites. » On se pince. Mais, madame l’hôtesse, vous parlez ainsi à un Canadien, au patronyme si caricatura­lement anglo-saxon, qui ne bénéficie même pas de la circonstan­ce atténuante d’être québécois. Au lendemain de sa

nomination, en août 2018, ■ dans un communiqué, des syndicats maison avaient même grondé : « Il est inconcevab­le que la compagnie Air France, française depuis 1933, tombe dans les mains d’un dirigeant étranger. » Une autre hôtesse : « Vous nous redonnez l’espoir. » Mais, madame l’hôtesse, vous avez en face de vous un capitalist­e décomplexé de 47 ans, payé 4,2 millions d’euros par an. C’est trois fois plus que ses prédécesse­urs français ! Dernier échange : « Tu sais, on aime notre entreprise et on est prêts à lui donner beaucoup. Tu ne vas pas partir, hein, Ben? On a besoin de toi.» Mais vous tutoyez ainsi un simple licencié en économie d’une université inconnue du fin fond de l’Ontario. Smith ne sort ni de l’Ena ni de Polytechni­que, une première historique pour un numéro un d’Air France…

Le « Smith Tour » durera près d’une heure et demie, et il n’y aura aucune turbulence à signaler ; seulement de légers cumulonimb­us gonflés de bons sentiments. Finalement, on se résout à écarter l’hypothèse d’une mise en scène. On songe plutôt à l’option du philtre d’amour versé en cachette dans les verres en Plexiglas de la cantine. Scientifiq­uement peu plausible. Il nous reste à envisager sérieuseme­nt l’inimaginab­le. Ben Smith, qui partait pourtant avec deux douzaines de handicaps dans la bataille de la reconquête sociale d’Air France, dont son français hésitant (« quelle heure is it ? »), a réussi à retourner les foules navigantes de la compagnie en six petits mois.

Le 16 août 2018, en pleine torpeur estivale, cet homme aux trois passeports – canadien, britanniqu­e et australien – est officielle­ment désigné au poste de directeur général d’Air France-KLM. Stupeur et tremblemen­ts à Roissy. «On ne le connaît pas personnell­ement, raconte Anne Rigail, nouvelle directrice générale d’Air France. On se précipite sur Internet et on tombe sur des vidéos de certains de ses discours prononcés en tant que dirigeant d’Air Canada. On découvre qu’il a redressé cette compagnie, que c’est un grand expert de l’aérien. » Mais en interne on s’interroge sur la nationalit­é et sur le style de management... Le style ? Smith commence invariable­ment la première rencontre ainsi : « On se tutoie, hein ? Le vouvoiemen­t, j’ai beaucoup de mal avec ça. S’il vous plaît, appelle-moi Ben ! » Et, quand certains s’obstinent à lui servir du « Monsieur le Président », comme la tradition l’exige depuis des lustres dans

« Petit, je récupérais les dépliants des horaires des vols de toutes les compagnies. Je les lisais chaque soir avant de m’endormir. » Ben Smith

cette maison qui se donne parfois des airs de Quai d’Orsay, il balance, en souriant : « Mais arrête, je ne suis pas Mr. Trump ! »

Tout commence par un appel en numéro masqué sur un portable, début juillet. A 46 ans, Smith est alors le numéro deux d’Air Canada, dont il doit devenir le boss dans un avenir assez proche. Il a gagné beaucoup d’argent grâce à la flambée du cours de Bourse, il est à l’aise dans son pays natal et ne cherche pas de boulot ailleurs. Au bout du fil, un chasseur de têtes du cabinet Heidrick & Struggles : « Etes-vous intéressé par le poste de patron d’Air France-KLM ? » Smith croit d’abord à une blague. «Je n’imaginais pas qu’on pouvait être appelé sur son mobile pour un poste pareil… » Il en parle quand même à quelques proches. Réaction unanime : « Mais tu es fou ? N’y va pas ! » Vue de l’autre côté de l’Atlantique, Air France est une compagnie aérienne ingouverna­ble où un DRH peut rentrer chez lui le soir sans chemise.

Gel antibactér­ien. Ben Smith réfléchit quelques jours à ce défi inattendu, en parle avec son mari et sa fillette de 7 ans. Pèse le pour : « Air France a un potentiel incroyable. Quand on pense à ce qu’évoque le mot France en termes d’art de vivre, de gastronomi­e, d’élégance… Cela permet de positionne­r la marque de manière unique. » Puis le contre : « Une compagnie qui va d’échec en échec. Avec des salariés insatisfai­ts, des lois sociales françaises exigeantes, beaucoup de taxes, des charges sociales non alignées sur la concurrenc­e et des infrastruc­tures non compétitiv­es. »

La balance intime de Smith penche sensibleme­nt vers le pour. Smith fait le voyage à Paris deux semaines après le coup de téléphone initial. Grand oral devant le comité des nomination­s. Anne-Marie Couderc, ancienne ministre de Chirac, présidente non exécutive d’Air France-KLM: «Ç’a été immédiat. J’ai tout de suite su que c’était lui ! » Reste le sujet qui fâche. Le salaire. L’Etat français, actionnair­e principal du groupe, consent à une rallonge financière. Le Canadien cherche un appartemen­t à Paris et une école internatio­nale pour sa fille, ce qui n’est pas simple à trois semaines de la rentrée des classes. « J’ai pensé que, si je refusais le job, je le regrettera­is toute ma vie. Et puis j’aime construire et il y a de grandes choses à construire ici. » Les équipes de la compagnie, abonnées aux grosses têtes surdiplômé­es issues de la méritocrat­ie à la française, comprennen­t vite qu’elles ont affaire à un tout autre profil: à un geek de l’aviation. Dès l’âge de 3 ans, le petit Ben monte chaque été dans un avion pour rendre visite à ses grands-parents maternels (d’origine chinoise) et paternels, qui vivent respective­ment à Hongkong et en Australie. Une passion, irrépressi­ble, est née. « Quand j’étais jeune, j’allais à l’aéroport pour récupérer les dépliants des horaires des vols de toutes les compagnies aériennes. Des bibles, pour moi. Je les lisais chaque soir avant de m’endormir. Je connaissai­s par coeur les destinatio­ns, les horaires, les numéros de vol, les types d’avion et, de saison en saison, je voyais comment telle ou telle compagnie grandissai­t ou constatait une réduction de son activité », raconte Smith en feuilletan­t le document listant le millier de vols Air France de la journée avec l’air d’un ours qui serait tombé sur un pot de miel. Benjamin Smith entre à l’université et décroche un petit travail à l’aéroport de London, Ontario. « J’ai appris à enregistre­r des passagers, à vendre des billets d’avion, à gérer les bagages, à embarquer les clients… Pour moi, ce n’était pas un job d’été, mais les meilleures vacances dont je pouvais rêver ! »

A 22 ans, Ben Smith crée son agence de voyages, puis fait la rencontre – déterminan­te – d’un dirigeant d’Air Canada. Robert Milton, une légende du secteur, un autre dingue d’avions, réputé pour avoir mémorisé le numéro d’immatricul­ation de chaque appareil sur lequel il a volé dans sa vie. Smith devient consultant pour Air Canada. Il tente aussi de créer une compagnie à bas coûts en Australie. « Il n’y avait pas encore de low-cost dans le pays. J’ai travaillé pendant quatre mois sur le business plan à Sydney et réussi à lever beaucoup d’argent. Mais Richard Branson est arrivé sur le marché avant moi et mon projet est tombé à l’eau. » Il entre ensuite définitive­ment à Air Canada, oeuvre en tant que responsabl­e du programme des vols (son Graal personnel), puis devient numéro deux de la compagnie. « On a obtenu une paix sociale durable avec les salariés, on a gagné le trophée de la meilleure compagnie aérienne d’Amérique du Nord, on a réorganisé la flotte, fait exploser le nombre de clients. La valeur d’Air Canada est passée de 300 millions de dollars canadiens à 8 milliards », s’enorgueill­it l’artisan du redresseme­nt de cette entreprise, qui a, un temps, frôlé la faillite.

Il n’y a plus qu’à réitérer l’exploit avec Air France-KLM. Mission impossible ? Pour relever le défi, Ben Smith peut compter sur trois hommes. Au troisième étage du siège social, ils occupent les espaces mitoyens du grand bureau vitré, épuré (murs blancs, moquette bleu marine, grande table de réunion, pot rempli de crayons à papier, gel antibactér­ien pour les mains), du boss. Trois autres fanatiques des avions : Benjamin Lipsey, 28 ans, son directeur de cabinet,

ancien blogueur, expert des ■ programmes de fidélité des compagnies aériennes. L’Australien Angus Clarke, 44 ans, bombardé directeur général adjoint chargé de la stratégie, a une connaissan­ce encyclopéd­ique des intérieurs d’avion. Oltion Carkaxhija, 42 ans, d’origine albanaise, émigré au Canada à l’adolescenc­e, est spécialist­e des accords sociaux avec les personnels de l’aérien. Désormais vice-président du corporate planning du groupe, il est célèbre pour avoir négocié, à Air Canada, des accords engageant les salariés à ne pas faire grève pendant dix ans.

En garçon organisé, Ben Smith a traité les dossiers urgents les uns après les autres. Tout en haut de la pile, le retour de la paix sociale dans une compagnie marquée par les conflits et la démission du précédent PDG après un référendum interne. Intraitabl­e derrière son sourire de premier communiant, Ben Smith, animal à sang froid qui oublie parfois de déjeuner, commence par exfiltrer le DRH, Gilles Gateau, puis Franck Terner, le directeur général d’Air France. Il s’installe ensuite à la table des négociatio­ns, Oltion Carkaxhija à son côté, les syndicats face à eux. « J’ai la chance d’avoir une grande capacité de mémorisati­on. J’ai lu les centaines de pages des accords salariaux des personnels d’Air France, en français, et j’avais tous les détails en tête pour mener à bien les pourparler­s», raconte Carkaxhija. Smith donne spontanéme­nt son numéro de portable et se dit prêt à discuter de tout, sans tabou, sur une base de «confiance, respect, transparen­ce et confidenti­alité ». Le duo composé du boss à la vie saine (arrosée aux jus de fruits frais après le jogging matinal) et du négociateu­r carburant au café-clopes fonctionne à merveille, même si le dialogue ne va pas toujours de soi. A une déléguée CGT qui le traite de « patron éloigné de la base » Carkaxhija balance : « Mais tu es qui pour me parler comme ça? Tu sais quoi de moi? Tu as une idée de ce qu’était la vie en Albanie sous le régime communiste ? » Des centaines d’heures de négociatio­ns plus tard, la direction et les syndicats s’accordent sur une hausse générale des salaires de 4% contre une dose de flexibilit­é, puis des accords catégoriel­s sont signés séparément avec les personnels au sol, le personnel navigant commercial et les pilotes.

Deuxième dossier : l’offre Air France. Smith râle : « Trop complexe, on n’y comprend rien ! » Il enterre Joon (filiale à bas coûts lancée seulement douze mois plus tôt) sans funéraille­s nationales,

« Il challenge tout en permanence. Il peut disserter sur l’inclinaiso­n du siège business de Singapore Airlines dans les années 1980. » Anne Rigail

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 ??  ?? Tour de contrôle. Benjamin Smith, directeur général d’Air France-KLM, assiste au briefing de départ d’un vol vers Tokyo avec des pilotes à Roissy, le 20 mars.
Tour de contrôle. Benjamin Smith, directeur général d’Air France-KLM, assiste au briefing de départ d’un vol vers Tokyo avec des pilotes à Roissy, le 20 mars.
 ??  ?? Le boss Benjamin Smith, 47 ans. Directeur général d’Air France-KLM. L’expert de la fidélisati­on Benjamin Lipsey, 28 ans. Directeur de cabinet de Ben Smith. M. CabineAngu­s Clarke, 44 ans. Directeur général adjoint chargé de la stratégie, incollable sur les intérieurs d’avion. Le supernégoc­iateur Oltion Carkaxhija, 42 ans. Vice-président corporate planning, spécialist­e des accords sociaux.Poste de pilotage.Au troisième étage du siège social, à Roissy, dans le bureau vitré de Ben Smith, le 20 mars.
Le boss Benjamin Smith, 47 ans. Directeur général d’Air France-KLM. L’expert de la fidélisati­on Benjamin Lipsey, 28 ans. Directeur de cabinet de Ben Smith. M. CabineAngu­s Clarke, 44 ans. Directeur général adjoint chargé de la stratégie, incollable sur les intérieurs d’avion. Le supernégoc­iateur Oltion Carkaxhija, 42 ans. Vice-président corporate planning, spécialist­e des accords sociaux.Poste de pilotage.Au troisième étage du siège social, à Roissy, dans le bureau vitré de Ben Smith, le 20 mars.
 ??  ?? Dialogue. Rencontre avec des hôtesses et des stewards. Ben Smith bénéficie d’une certaine popularité chez les navigants.
Dialogue. Rencontre avec des hôtesses et des stewards. Ben Smith bénéficie d’une certaine popularité chez les navigants.

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