Le Point

Le prix de Franck

- Patrick Besson

L’air chagrin des jurés du prix Jean-Freustié – 34e édition – en remettant 25 000 euros à Franck Maubert pour son roman « L’eau qui passe » (Gallimard, 13 €). Quand il y a une grosse dotation, on sent que le jury regrette de ne pas la toucher lui-même. J’ai demandé à Franck de me montrer le chèque. « Il n’y a plus de chèque, Patrick : c’est un virement. » J’ai pensé : où est la poésie ?

Le cocktail avait lieu au bar de l’hôtel Montalembe­rt, à une centaine de mètres des éditions Gallimard, où c’est la révolution de palais. Antoine Gallimard, gilet jaune de ses couverture­s. Arrivée de Karina Hocine, départs de Michel Braudeau et de Philippe Demanet, tous deux présents à la remise du Freustié. Le Paris littéraire retient son souffle. Qu’est-ce que le PDG de Madrigall va encore nous inventer ? Le temps est venu d’une « Pléiade » pour Sollers. Il y en a bien une de Joyce.

Nous serons tous morts que le prix Freustié existera encore. Christiane Freustié, la veuve de l’écrivain, aujourd’hui décédée, a déposé à la Fondation de France une somme si considérab­le que les intérêts seuls suffisent au financemen­t des déjeuners préparatoi­res à La Cagouille (≈≈≈), aux frais du cocktail et à la somme remise au lauréat. Qui obtiendra le prix Freustié en 3019 ? Il y a cinq livres de Jean dans ma bibliothèq­ue des Abbesses : « Ne délivrer que sur ordonnance » (La Table ronde, 1952), « Marthe ou les amants tristes » (La Table ronde,

1958), «Isabelle ou l’arrière-saison » (La Table ronde,

1970), « Harmonie ou les horreurs de la guerre » (Grasset, 1973), « Loin du paradis » (Grasset, 1975). Ce sont d’exquis récits écrits avec une subtilité oubliée et une grâce surprise. Freustié, romancier de l’intimité et du sarcasme, autobiogra­phe s’en prenant à lui-même avec une férocité titubante.

Un cocktail littéraire est un rendez-vous de vieux messieurs et de dames un peu âgées. Le champagne gratuit se charge de réduire la mélancolie à sa plus simple expression : le sourire involontai­re. J’ai compté quarante ans de ma vie dans les visages alentour : éditeurs quittés en 1980, femmes aimées en 1990, amis couronnés en 2000, avocats écoutés en 2010. Et le beau présent retrouvé dans l’autobus 68 avec Anne-Sophie après cette courte station dans le temps perdu. Le lauréat glissait d’un groupe à l’autre tel un monarque rieur. Il vit beaucoup à la campagne, ce qui lui laisse le temps de bien planter ses phrases et de les regarder pousser. Je me souviens qu’après sa dissection de carotide, au début du siècle, on était allés lui rendre visite à Tours, Yann Moix et moi. Franck nous avait engagés à VSD avant d’en être licencié. Je revois Yann, dans le train, corrigeant le manuscrit de son roman « Podium ». Qui deviendra le film que l’on sait. Franck a aussi travaillé avec Ardisson. Et animé une émission culturelle quotidienn­e sur Paris Première. A été l’ami de Gainsbourg et de Francis Bacon. Avec un CV pareil, il ne lui restait plus qu’à pêcher 25 000 euros à la ligne

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Franck Maubert.

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