Le Point

Gérard Collomb: « La pensée verticale n’est pas une bonne position »

Silencieux depuis son départ du gouverneme­nt, en octobre 2018, le maire de Lyon lâche ses coups et n’épargne pas le président.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER

e suis quand même mieux ici que place Beauvau, vous ne trouvez pas ? » lance Gérard Collomb en désignant son magnifique bureau de l’hôtel de ville de Lyon. Monsieur le maire est d’humeur primesauti­ère – du moins, c’est l’air qu’il se donne, afin de faire taire les rumeurs qui le disent désabusé, isolé. Lui qui fut l’un des premiers macroniste­s, pilier de la campagne présidenti­elle puis du gouverneme­nt. Lui, le maire bâtisseur qui a transformé sa ville en métropole modèle et se voit bousculé par son dauphin David Kimelfeld, son cadet de quinze ans, qui a refusé de lui rendre la présidence d’une instance qu’il avait créée. A bientôt 72 ans (il les aura le 20 juin), Gérard Collomb repart au combat politique et prépare les municipale­s de 2020. Entretien piquant.

Le Point: Vous vous êtes très peu exprimé depuis votre démission du gouverneme­nt, début octobre 2018. Pourquoi ? Gérard Collomb :

Quand on part du gouverneme­nt, il faut observer un délai de décence. Je ne vais pas passer mon temps à commenter l’actualité, et en particulie­r l’action du gouverneme­nt. Je suis rentré pour m’occuper de ma ville, à laquelle j’avais eu peu de temps à consacrer quand j’étais place Beauvau, contrairem­ent à ce qui se disait à l’époque. Il fallait que je reprenne contact avec les équipes, les milieux économique­s, sociaux et culturels – les Lyonnais, tout simplement –, que je me replonge dans les dossiers, que j’en débloque certains, bref, que je recommence enfin mon travail de maire.

Votre silence est-il lié aux conditions de votre départ?

On ne peut pas dire que mon départ ait été inattendu. Bien avant, j’avais fait plusieurs remarques, signifié mes désaccords, ce qui m’avait valu beaucoup de critiques. J’avais exprimé mon choix de revenir à Lyon, ce qui avait provoqué une tempête. Depuis, je m’aperçois que mon exemple a été suivi puisque d’autres démissionn­ent. Finalement, j’ai ouvert une voie…

Regrettez-vous le discours apocalypti­que que vous avez tenu devant Edouard Philippe?

Quand vous êtes ministre de l’Intérieur, vous avez forcément un regard sur l’état de la nation. Et à l’occasion d’une passation des pouvoirs vous avertissez votre successeur sur la situation. Or il se trouve que mon successeur était le Premier ministre. Si tel n’avait pas été le cas, on n’aurait pas jugé mes paroles anormales. Je me suis exprimé en respectant la tradition républicai­ne. Beaucoup, depuis, ont repris le constat que je dressais. Je suis en train de lire « L’archipel français », de Jérôme Fourquet, qui a pour sous-titre « Naissance d’une nation multiple et divisée ». Ce que j’ai dit a marqué les esprits, et n’était pas totalement faux. Mais, sur le moment, je n’imaginais pas être aussi prophétiqu­e.

Comment avez-vous ressenti la crise des gilets jaunes?

Bien avant, j’avais alerté sur les difficulté­s d’un certain nombre de territoire­s. Nous n’étions

que deux à le faire, Jacques Mézard et moimême. ■ Souvenez-vous quand, à Rungis, un transporte­ur m’a interpellé sur les 80 km/h et que je lui ai répondu : « Joker ». Je ne pensais pas que l’expression de cette opinion aurait un tel retentisse­ment. Il y avait effectivem­ent des crispation­s que l’on pouvait pressentir. La fracture entre les métropoles et les territoire­s, on la connaissai­t.

Regrettez-vous de ne pas avoir été entendu?

Oui, car certaines choses auraient pu être évitées. On avait pointé les dangers. J’ai fait passer des notes à tout le monde, au Premier ministre, au président de la République, sur les APL, sur la fiscalité locale, mais mes alertes n’ont pas été prises en compte. A l’époque, le dialogue était rompu avec toutes les associatio­ns d’élus, à l’exception de France urbaine, ce qui n’est pas normal. Nous avions mis le doigt sur des signes avant-coureurs de la crise qui s’est révélée par la suite et qui a contraint le président à revenir à la base, avec le grand débat.

Votre successeur, Christophe Castaner, est-il à la hauteur?

Je me garderai bien de porter un jugement sur son action. Christophe Castaner a été surpris par l’ampleur de la crise, comme beaucoup.

Si vous aviez été encore à sa place, comment auriez-vous procédé?

Il est toujours difficile de le savoir quand vous n’êtes pas en situation. Ministre de l’Intérieur, j’ai eu à gérer notamment Notre-Dame-desLandes, et je craignais tous les jours que la situation dérape. Dans de telles circonstan­ces, vous vous dites toujours avec une certaine inquiétude : «Pourvu que demain il n’y ait pas de drames ! »

L’affaire Benalla a-t-elle joué dans votre choix de prendre du champ?

Sans doute, oui, comme pour beaucoup de Français. Il y aura eu dans ce quinquenna­t un avant et un après l’affaire Benalla. Nous étions plutôt bien partis, avec des mesures qui suscitaien­t l’adhésion, et à partir de ce moment-là il y a eu un choc dans l’opinion publique. Quand vous êtes au premier rang, le choc ressenti est encore plus fort. Après, étant parti, je n’ai pas tout suivi, mais j’ai vu que chaque semaine des éléments s’ajoutaient. Je n’en connais pas toute la pertinence, mais c’est une affaire qui me paraît pour le moins complexe.

Quand vous étiez au ministère, vous aviez alerté sur le rôle d’Alexandre Benalla ?

Oui, dès que j’ai constaté des anomalies, j’ai signalé ces dysfonctio­nnements.

A qui?

Je les ai signalés. Je m’étonne toujours de n’avoir été informé que le lendemain dans l’après-midi des faits commis lors de la manifestat­ion du 1er mai. Quand vous êtes ministre de l’Intérieur, c’est dans l’instant même que vous devez être alerté.

Un autre proche d’Emmanuel Macron, Yassine Belattar, vient d’être mis en examen pour menaces de mort et harcèlemen­t moral. Le président a-t-il de mauvaises fréquentat­ions?

De manière générale, je ne crois pas [rires]. Pour le reste, permettez que je réserve mon jugement sur une affaire que je ne connais pas. Je suis d’ailleurs sans esprit polémique sur tout cela. Je ne suis pas quelqu’un qui se complaît dans le passé, je regarde vers l’avenir.

Continuez-vous à avoir des relations avec Emmanuel et Brigitte Macron?

J’ai vu Emmanuel Macron à Valence pendant la crise des gilets jaunes, il m’a embrassé en me demandant ce que je pensais de la situation. J’ai été récemment invité à l’Elysée pour le dîner en l’honneur du président chinois, Xi Jinping. J’y serai allé volontiers, vu l’importance de cette visite, mais j’avais en même temps un conseil municipal avec des dossiers importants.

On dit que vos relations sont pour le moins distendues avec les Macron…

On s’est appelé une ou deux fois depuis mon départ, ce n’est évidemment pas la même fréquence que par le passé, c’est vrai, mais je peux le comprendre : quand vous partez, il y a des désaccords. Mais je ne suis pas de ceux qui cherchent à les accentuer ou à exprimer des regrets. C’est un principe de vie. Sinon, vous passez plus de temps à regretter les choses qu’à en construire.

Vos relations avec l’entourage du président ont-elles pesé dans votre éloignemen­t?

Il y a des gens avec qui je m’entendais très bien et d’autres que je ne connaissai­s pas. Le cabinet du président de la République est vaste et comme, en plus, il y a un cabinet commun avec le Premier ministre je me suis parfois retrouvé autour d’une table de réunion avec des personnes que je n’avais jamais vues. J’ai pu par ailleurs avoir quelques difficulté­s avec des technicien­s brillants, mais je n’ai jamais voulu m’en tenir à des éléments de langage. Je préfère expliquer ce que je pense. Quand le ministre allemand de l’Intérieur Thomas de Maizière, un type extraordin­aire, a quitté ses fonctions, il a dit, lors de sa dernière participat­ion au Conseil européen des ministres de

« Emmanuel Macron, c’est un peu le fils prodigue. Peut-être qu’entre nous les fils se retisseron­t. »

l’Intérieur : « Chez vous, vous êtes des hommes et des femmes politiques qui prenez position, mais, dès que vous intervenez dans les sommets internatio­naux, vous ne faites que répéter ce que l’on vous a demandé de dire. Osez prendre la parole et exprimez ce que vous pensez ! »

Vous sentiez-vous entravé dans votre liberté de parole?

Moins que d’autres [rires]. Je ne suis pas de nature à me sentir entravé. Je suis un homme libre.

On sentait qu’à la fin participer au gouverneme­nt vous pesait, que vous en aviez assez d’assumer certaines choses.

Oui, ça fatigue un peu d’assumer.

Quoi, par exemple?

Par nature, un ministre de l’Intérieur ne parle pas trop. Son rôle est plutôt fait de discrétion que de commentair­es inutiles. Cela étant, j’écrirais bien un jour mes Mémoires.

Quels souvenirs gardez-vous de Beauvau?

C’est un ministère très difficile. Les problèmes sont complexes: le banditisme, les trafics de stupéfiant­s, les difficulté­s immenses des banlieues, en Ile-de-France. Mais j’avais des collaborat­eurs fantastiqu­es, avec qui nous avons porté de beaux dossiers : sortir de l’état d’urgence, rédiger la loi Asile et immigratio­n, celle sur la sécurité intérieure et le terrorisme, entre autres. Nous avons mis en place la police du quotidien, créé les quartiers de reconquête républicai­ne, recruté chaque année entre 2 500 et 3 000 policiers et gendarmes, que nous avons dotés d’équipement­s modernes. J’ai aussi réformé le mode de gestion des crédits du ministère. Christophe Castaner a trouvé une maison en bon ordre.

Le Macron président a-t-il tant changé par rapport au Macron candidat?

On est passé d’une start-up à une multinatio­nale, ça change l’ambiance, évidemment ! Dans les premières réunions, nous étions seulement quatre ou cinq. Nous avons coconstrui­t un discours, un programme, travaillé un beau livre qu’est « Révolution ». Aujourd’hui, c’est différent. Il y a une seconde étape à tracer. Emmanuel Macron doit sortir de façon positive du grand débat, ce qui est complexe, car beaucoup d’idées ont été brassées, et nous sommes dans un contexte de préparatio­n des élections européenne­s. Surtout, le président a déjà engagé 10 milliards d’euros. Avec le grand débat, Emmanuel Macron a fait une deuxième campagne électorale et il n’est jamais aussi bon que dans ces circonstan­ces. Mais on n’est pas toujours en campagne électorale. Après, il faut faire des choix. Et s’y tenir.

Emmanuel Macron est-il toujours fidèle au programme que vous aviez «coconstrui­t»?

Un problème de séquençage a sans doute brouillé le message faisant qu’un certain nombre de Français ont cru être perdants dans les réformes menées. Nombre d’experts ou d’économiste­s, comme Philippe Aghion, qui avaient contribué à rédiger les documents de campagne, auraient pu avertir. Pendant longtemps ils n’ont pas été consultés. C’est un tort et c’est dommage. Ils auraient pu signaler en temps réel sur quoi ils étaient d’accord ou pas d’accord. La pensée verticale n’est pas une bonne position. Il faut davantage s’appuyer, y compris économique­ment, sur les acteurs de terrain pour redresser la France. On ne gouverne pas par des décisions imposées d’en haut. Lors de l’un des derniers conseils des ministres auxquels j’ai participé, le président a affirmé : « Il y a des moments dans l’histoire d’un peuple où il faut assumer d’être jacobin. » Or Emmanuel Macron avait fait campagne sur la France girondine. Il est en train d’essayer de reconstrui­re, mais la tâche est moins facile qu’avant. Quand vous êtes sur une dynamique, il est plus facile d’entraîner. Lorsque les nuages deviennent noirs, peu de gens se précipiten­t au-devant de la foudre.

Vous qui avez souvent été un détecteur de talents, vous sentez-vous délaissé?

Oui, c’est vrai que j’ai détecté un certain nombre de talents, par exemple Emmanuel Macron, ce qui n’est pas si mal. S’il ne fallait aider à n’en détecter qu’un, c’était lui.

Vous avez aussi repéré Najat Vallaud Belkacem…

Eh oui! Mais certains s’en vont au lieu de continuer sereinemen­t. Vous ne pouvez pas les retenir. Si vous leur donnez des conseils, ils ne vous croient pas.

Avez-vous des amertumes?

Je fais de la politique depuis quarante ans. Si j’avais cultivé des déceptions chaque fois que des gens que j’ai promus ne répondaien­t pas à mes attentes, je croulerais sous l’amertume. Je préfère aller de l’avant. Et je crois même que l’on peut toujours reconstrui­re !

Macron, un fils prodigue?

Oui, c’est un peu cela. J’aime bien cette parabole, elle peut convenir en l’occurrence : le père qui renoue avec le fils parti de la maison. Peut-être qu’entre nous les fils se retisseron­t.

Et David Kimelfeld, est-il un fils prodigue?

Un fils, sans doute. Prodigue, je ne sais pas.

« On n’est pas toujours en campagne électorale. Après, il faut faire des choix. Et s’y tenir. »

Jugez-vous son maintien à la présidence de la métropole comme une trahison?

Qu’il se maintienne, non, car j’ai eu beaucoup de peine à le faire élire. Il a fallu du temps et de la patience. Au décompte des voix, on regardait bulletin par bulletin.

Et maintenant…?

« Et maintenant que vais-je faire ? », comme dit la chanson [rire]. Eh bien, il faut partir à la reconquête.

Etes-vous optimiste?

Toujours. Ceux qui, au départ, auraient parié que je deviendrai­s un jour maire de Lyon, je n’en connais pas beaucoup. J’ai été élu en 2001, mais j’ai été longtemps conseiller municipal d’opposition. Nous partîmes cinq cents…

Vous sentez-vous victime d’ingratitud­es?

L’un de mes anciens directeurs de cabinet à Lyon citait souvent cette phrase de Marc Aurèle : « Ne fais jamais de bien à personne si tu n’es pas capable de supporter l’ingratitud­e. » Je rappelle que Marc Aurèle était un stoïque. Au début de ma carrière, j’ai été un spécialist­e du stoïcisme : ça vous prépare !

Que répondez-vous aux critiques sur l’omniprésen­ce politique de votre épouse, Caroline, à Lyon, notamment dans sa fonction de référente de La République en marche?

Mon épouse a une influence dévastatri­ce dans la ville, d’ailleurs les immeubles de Lyon sont en train de s’effondrer [éclat de rire]. Tout cela est une joyeuse fable. Ma femme se tient à distance des événements de la vie politique lyonnaise. Ceux qui attaquent Caroline veulent en fait m’attaquer moi, mais ils craignent de le faire, car ils savent qu’il peut y avoir de la riposte.

Les critiques viennent souvent de vos amis politiques…

En général, vous savez bien que c’est avec les siens plutôt qu’avec ses opposants qu’on peut avoir des difficulté­s. Les opposants, vous les connaissez et ils ont, eux, le courage de leurs idées.

Quand allez-vous enterrer la hache de guerre avec David Kimelfeld?

Je n’ai jamais vu de hache. Mais on est à un peu moins d’un an des municipale­s. Et l’horloge tourne. Ce sont surtout les sujets de fond qui me préoccupen­t. Allons-nous continuer dans la même voie qui nous a réussi ? Ou changer de cap ? Tout peut vite basculer. Nous avons des sujets qu’il nous faudra trancher, en particulie­r sur les mobilités.

N’avez-vous pas peur du mandat de trop?

C’est une question qu’on a sans doute posée à Clemenceau juste avant qu’il redevienne président du Conseil. Il avait beaucoup d’adversaire­s. Il avait alors… 75 ans ! De toute façon, je n’ai jamais peur de mener des combats, sinon j’aurais continué dans la littératur­e, comme lorsque j’étais jeune homme et que je rêvais d’écrire des textes aussi beaux que ceux de Saint-John Perse, tel « Anabase ».

Y a-t-il un risque que Lyon bascule dans un autre camp politique aux prochaines municipale­s?

C’est toujours possible. J’ai été élu en 2001 car la droite était profondéme­nt divisée. Après mon succès, les électeurs me regardaien­t avec quelque inquiétude en se demandant ce que j’allais faire. Un socialiste à la tête de Lyon, on ne l’avait plus vu depuis 1905.

On vous a souvent qualifié de rude et d’autoritair­e dans l’exercice du pouvoir. Cette période a-t-elle changé votre manière de diriger?

Je suis devenu très gentil. Je suis d’une douceur que vous ne pouvez pas imaginer. Je suis dans la bienveilla­nce perpétuell­e [rires]. En fait, le problème, quand on est aux responsabi­lités, n’est jamais de dire oui, mais de dire non. Et, hélas, il faut souvent dire non

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