Il veille sur le plus grand herbier du monde
Dans « Botaniste » (Grasset), Marc Jeanson nous guide parmi 8 millions de plantes.
D’une minuscule écriture, tracée à la plume, sur une étiquette de quelques centimètres carrés, M. Simon a écrit que « le fruit est comestible, mais de qualité inférieure ». A la ligne suivante, toujours à l’encre noire, il met en garde : « empoisonné ». Cette graine, M. Si
mon l’a cueillie dans le bois de Chamamaya, au Venezuela, un jour de 1859, puis il l’a trempée dans du sel de cyanure afin que les insectes s’en détournent, l’a mise dans un sachet de papier et s’est enfoncé plus avant dans la forêt. Devant cet humble sachet réveillé par notre visite, on imagine la touffeur de l’air, les insectes dévorant les mollets
« Nous sommes face à la sixième extinction du vivant et nous n’avons à ce jour décrit que 15 % du monde. »
Marc Jeanson
rougis et griffés par les ronces de M. Simon. Cet explorateur, la loupe à la main, marche à pas comptés, scrutant le sol puis levant les yeux. Il a dû passer des mois à explorer cette jungle avant d’entreprendre, ses spécimens confinés dans une malle, le long voyage le ramenant jusqu’à un bâtiment installé dans le jardin des Plantes, où il apporte ses trouvailles. Ailleurs, au hasard d’un tiroir ouvert par Marc Jeanson, responsable de l’herbier du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, un autre sachet contient une branche d’Arecacae, un palmier de Madagascar, qui, le 21 septembre 1942, a été prélevé avec ses fruits. En le découvrant, on est étrangement ému par la boîte d’allumettes américaine que le botaniste Decary a accrochée à l’une des branches pour y sauvegarder des graines. Quelques étagères plus loin, un tiroir s’ouvre sur un fruit de Burseraceae, collecté en 1967, «sur une pente raide d’une forêt sur alluvions pierreuses et serpentineuses » de Nouvelle-Calédonie. Et le botaniste, dont le nom ne se laisse ■
pas déchiffrer cette fois-ci, ■ précise qu’il se tient à « 8 kilomètres de Thio sur la route de Port-Bouquet ». Des trouvailles comme celles-ci, les couloirs de l’herbier national en recèlent des millions. Le musée est une institution modeste, tant rien n’y laisse deviner que ses 14 étagères de 75 mètres de longueur, soit 1 000 mètres de linéaire sous forme de tiroirs jaunes, abritent un trésor unique. Ici dorment en silence 8 millions de spécimens de plantes, de fruits, de graines, de bois, de gommes, d’encens et d’alcools. Camomille d’Athis-Mons, passiflore tubéreuse, liseron de Polynésie et la couronne de fleurs de Ramsès II (3 500 ans d’âge tout de même pour cette guirlande où les Mimusops et nymphéas ont été piqués sur une tresse de dattier) y sont classifiés et leur continent d’origine désigné par un code couleur.
Héritage. Cet herbier est une gloire nationale, entretenue par une quarantaine de salariés. Depuis six ans, Marc Jeanson, 37 ans, agronome et botaniste, dirige ce lieu, dont la richesse est inversement proportionnelle à l’humble mise en scène. L’équipe veille sur un héritage: trois cent cinquante ans d’aventures botaniques, durant lesquels des scientifiques ont sillonné la planète pour accomplir des gestes sempiternels : repérer, couper, sécher, coller, étiqueter, et ainsi, follement, discrètement, infiniment, contribuer au pari fou de répertorier le vivant. Sur cette épopée inachevée, le directeur scientifique a coécrit un livre, « Botaniste », que publient prochainement les éditions Grasset. Un récit emportant le lecteur dans cette quête, débutée sous Louis XV, dont l’impérieuse urgence s’accélère. « Nous sommes face à la sixième extinction du vivant et nous n’avons à ce jour décrit que 15 % du monde ; or les espèces disparaissent », s’alarme l’auteur. Et c’est touchant de se laisser convaincre que ces liasses de feuilles épaisses, gonflées par les ans, sur lesquelles ont été collées des milliers de plantes, certaines à la colle de poisson, constituent à l’heure du tout-numérique et des recherches sur le génome notre chimérique espoir de réparer le pire. « On aura besoin de tous ces herbiers séchés. L’ADN de cette flore, c’est la mémoire de notre planète », confiet-il, assis dans son bureau dont l’unique fenêtre laisse mal passer la lumière, car il y a posé des dizaines de pots, desquels jaillissent dans un fouillis potache des tiges, des feuilles, des fleurs. Cette classification sert également de carnet de santé de notre planète. Lorsque M. Simon, le soir venu, de retour à son campement, écrivit à la lueur d’une bougie le nom de la plante, il précisa le plus exhaustivement possible le lieu de leur rencontre, n’imaginant pas qu’en 2019, forts de ces informations topographiques, ses successeurs pourraient retourner sur place. Ils chercheront ce lieu, découvriront que la plante n’y vit plus ou qu’elle s’est déplacée. « A la surface du globe, les lisières des masses végétales bougent, mises à mal par l’urbanisation, la déforestation. Si nous connaissons précisément les itinéraires des scientifiques et les récoltes effectuées tout au long de leur parcours, alors nous pourrons dessiner finement les contours des écosystèmes et renseigner leurs altérations », explique Marc Jeanson, qui confie, non sans chagrin, qu’a disparu la violette de Cry, cette petite fleur qui n’aimait que les affleurements calcaires de l’Yonne et dont un unique spécimen, préservé des ravages, sommeille ici à l’ombre d’un classeur de toile. «L’herbier documente tous les changements de la biodiversité. Il est la vigie de la flore mondiale », rappelle son gardien.
Sprint. Chaque année, 15 000 nouveaux spécimens sont apportés à l’herbier, qui, faute de disposer de suffisamment de personnel, embauche des bénévoles pour sécher les échantillons, les coller sur une feuille de papier, le moins acide possible, puis les étiqueter. « Les disparitions se multiplient, les espèces s’évanouissent avant même que les scientifiques n’aient le temps de leur donner un nom. Notre course se transforme en sprint. » Le docteur en botanique arpente aujourd’hui la capitale les yeux rivés sur le bitume, observant « le moutonnement vert qui ourle la butée du trottoir. En 10 mètres, il n’est pas rare d’y trouver une vingtaines d’espèces. » Le myosotis, la vergerette du Canada, le séneçon du Cap, nos rues donnent leur chance à des dizaines de migrantes, venues au hasard d’une valise ou d’un manteau sur lesquels ces vaillantes se sont accrochées pour leur grand voyage. « Dans cinq milliards d’années, le soleil se transformera en nébuleuse, alors peut-être, ce sera la fin des plantes», prédit le botaniste aux yeux verts. En attendant, Jeanson veille. Et conserve
■ « Botaniste », de Marc Jeanson et Charlotte Fauve (Grasset, 220 p., 18 €).
« On aura besoin de tous ces herbiers séchés. L’ADN de cette flore, c’est la mémoire de notre planète. » Marc Jeanson