Musées, la nouvelle ba taille du Golfe
Le spectaculaire Musée national du Qatar, dessiné par Jean Nouvel, a ouvert sur fond de lutte d’influence entre Etats du Golfe. Reportage.
Les feux d’artifice crépitent au-dessus des toits arrondis du Musée national du Qatar et, dans l’enceinte du bâtiment en forme de rose des sables qui s’étend le long de la corniche de Doha, Jeff Koons, Takashi Murakami, Jean-Michel Othoniel, Johnny Depp, Naomi Campbell, les époux Sarkozy, Jack Lang, les architectes Jacques Herzog et Rem Koolhaas, entre autres, applaudissent le discours de l’émir Tamim ben Hamad al-Thani. La voiture du Premier ministre Edouard Philippe, en retard, fera quelques minutes plus tard une entrée en trombe remarquée dans la cour intérieure. Nous sommes le 27 mars 2019 et le Qatar, étranglé par le blocus que lui imposent Riyad et ses alliés depuis près de deux ans, remporte ce soir une éclatante victoire dans la partie de Monopoly culturel géant qu’il dispute avec les autres pétromonarchies du Golfe. Après l’ouverture il y a un an et demi du Louvre Abou Dhabi, qui annonce déjà plus de 1 million de visiteurs, et avant que l’Arabie saoudite ne lui vole la vedette ■
avec la mise en valeur annoncée du spectaculaire site antique de Madain Saleh, dans la région d’Al-Ula, l’émirat démontre devant les caméras du monde entier qu’il est capable de parier lui aussi, massivement, sur la culture et l’éducation.
Dans la foule, la haute silhouette de Jean Nouvel glisse une dernière fois, comme à regret, dans ce musée qatarien iconique auquel il a travaillé pendant dix ans. Malgré la tension régionale, malgré les frontières désormais fermées entre l’Arabie saoudite et le Qatar, l’architecte offre indifféremment ses services aux frères ennemis de la côte : également concepteur du Louvre Abou Dhabi, il vient d’être choisi pour dessiner le Sheraan Resort and International Summit Center qui doit être créé sur le site saoudien d’Al-Ula.
Rente. « Chacun de ces pays préférerait sans doute que je ne travaille que pour lui, admet-il. Mais l’architecture est un acte poétique et métaphysique. On ne construit pas pour des régimes ponctuels, mais pour le temps long, pour les générations à venir. » La veille de l’inauguration officielle, il a fait les honneurs de sa rose des sables au père de l’émir actuel, le cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, qui, au début des années 2000, lui passa commande de ce projet fou et qui fut aussi l’artisan, notamment avec la création de la chaîne de télévision Al-Jazira, de la mise à distance du grand frère saoudien. Apolitique ? « Dans cette péninsule Arabique où les frontières ont été façonnées par les Britanniques, ce type de musée est une manière de construire un récit national, de se définir les uns par rapport aux autres : que signifie être émirien, qatarien, koweïtien, comment se démarquer de l’influente Arabie saoudite », explique Claire Beaugrand, maître de conférences en sociologie du Golfe et de la péninsule Arabique à l’université d’Exeter. « Dans tous les pays, y compris européens, les musées nationaux participent de l’affirmation de la souveraineté », dit-elle.
La particularité de ces grands projets culturels et éducatifs qui jaillissent partout dans le Golfe, comme l’a démontré de manière très documentée Alexandre Kazerouni, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure, dans son ouvrage « Le miroir des cheikhs » (PUF, 2017), est d’être pour l’essentiel menés par et pour les Occidentaux. De l’aéroport aujourd’hui ultramoderne de Doha décollaient en 1990 les avions de la coalition – Etats-Unis, France, Angleterre – qui devait libérer le Koweït de l’invasion irakienne. Aujourd’hui, c’est une armée d’architectes, d’archéologues, de collectionneurs, d’experts, de professeurs, de conservateurs et d’artistes contemporains issus de ces trois mêmes puissances nucléaires qui exportent à une vitesse vertigineuse, en échange de considérables subsides, leurs universités, leurs musées, leurs festivals tout le long du golfe Persique. De ce fascinant commerce de marques et d’expertise culturelle, tout le monde, pour le moment, semble sortir gagnant. Côté occidental, la rente qu’en tirent des institutions éducatives et muséales en mal de fonds publics est inespérée : à titre d’exemple, Abou Dhabi verse ainsi 400 millions d’euros au
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Louvre pour utiliser sa marque durant trente ans, et 15 % des droits d’inscription de chaque étudiant de sa Sorbonne émirienne à la Sorbonne de Paris. Et sur les rives du Golfe, on mise évidemment sur cette économie du savoir et ce tourisme culturel développés à marche forcée pour s’inventer un avenir post-rente énergétique.
Dans cette course, le Qatar, qui ouvrait sa Cité de l’éducation aux universités occidentales dès 1996, a clairement une longueur d’avance alors que ses ressources gazières sont encore loin d’être épuisées. Arpenter la capitale de ce pays confetti qui ne compte que 2 millions et demi d’habitants, c’est se promener dans une sorte de musée d’art contemporain et d’architecture à ciel ouvert, c’est tomber au bout de chaque artère ou presque ici sur un pouce géant signé du sculpteur César, là sur des installations monumentales de Damien Hirst, de Richard Serra, de Martin Creed ou de Louise Bourgeois, ici sur la sublime bibliothèque publique construite par Rem Koolhaas, là encore sur la Doha High Rise Tower dessinée par Jean Nouvel… Dès 2008, soit dix ans avant le Louvre émirien, un somptueux MIA – Museum of Islamic Art –, conçu par Ieoh Ming Pei, ouvrait ses portes, suivi huit ans plus tard par un Arab Museum of Modern Art – Mathaf – installé dans la Cité de l’éducation…
Arme de persuasion massive. Aujourd’hui, jour de semaine, le Mathaf, quasiment vide – il n’a pour le moment que 2 400 visiteurs par mois –, expose un artiste indien. « Notre but est de proposer un regard non européen sur l’art moderne et contemporain, pas de faire de simples répliques des musées occidentaux », commente Whada al-Aqeedi, une jeune Qatarienne curatrice adjointe de l’exposition, allusion évidente à la politique de « marques » que mène le rival Abou Dhabi : après le Louvre, un musée Guggenheim, dessiné cette fois par Frank Gehry, ouvrira bientôt ses portes sur l’île émirienne de Saadiyat. Cette jeune conservatrice a d’ailleurs fait ses études d’histoire de l’art à la Sorbonne Abou Dhabi, au temps où les deux voisins étaient en paix. Mais aujourd’hui les étudiants qatariens ont été priés de quitter la Sorbonne émirienne, sans que cette décision suscite d’ailleurs le moindre veto de la part de la direction parisienne de la Sorbonne, qui en est pourtant l’organisme tutélaire. Pourra-t-on continuer longtemps de vendre nos compétences culturelles dans cette région instable sans tenir compte de ces rivalités régionales ?
C’est d’ailleurs encore la France, par le biais d’une agence dirigée par Gérard Mestrallet, qui va épauler les Saoudiens dans le développement touristique du site antique d’Al-Ula, que l’on dit grand comme la Belgique. Hasard du calendrier? Le jour même de l’inauguration du Musée national du Qatar, le prince Badr bin Abdullah bin Mohammed bin Farhan alSaud annonçait à Riyad la composition des différentes directions du tout jeune ministère de la Culture saoudien, créé à l’été 2018. La culture, comme jadis le pétrole, semble décidément jaillir de toutes parts au coeur de ces régimes parmi les plus autoritaires du monde. « Notre esprit européen associe le musée à la libéralisation politique, à la démocratie, commente Alexandre Kazerouni, mais c’est ici l’inverse qui se produit. A Abou Dhabi, au Qatar, la classe moyenne, les fonctionnaires, en l’occurrence ceux de la culture, sont complètement écartés des prises de décision dans ces nouveaux projets que les familles régnantes gèrent en ligne directe avec des prestataires de service occidentaux, plus malléables que des Qatariens. Cette période d’intenses investissements culturels s’est ainsi accompagnée d’un regain d’autoritarisme. Pourtant, en occupant grâce à leurs musées, leurs expositions ou achats d’art les rubriques culturelles des médias européens et américains, ces régimes cherchent, non sans succès, à gagner les faveurs des opinions publiques des démocraties occidentales. » Et le chercheur de rappeler que dès la guerre du Golfe, lorsque les troupes irakiennes entrèrent au Koweït, le 2 août 1990, des joyaux de la collection d’antiquités islamiques du cheikh koweïtien Nasser firent le tour des musées américains pour faire basculer l’opinion publique occidentale en faveur de la guerre contre l’Irak. Des journalistes du monde entier ont été conviés à l’inauguration de ce Musée national qatarien qui expose, à travers des objets d’arts et traditions populaires, l’histoire de ce petit pays. La diplomatie culturelle est aussi – les monarchies de cette région instable l’ont bien compris – une arme de persuasion massive
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