Le Point

Varda, pionnière de la classe

Elle était LA seule cinéaste de la Nouvelle Vague. Hommage à « Mamita Punk », comme l’appelaient ses petits-enfants.

- PAR FLORENCE COLOMBANI

La fillette qui naît à Ixelles, en Belgique, en 1928, se prénomme Arlette, parce qu’elle a été conçue à Arles – « J’ai souvent pensé que, si j’étais née à Tours, je m’appellerai­s Tourette », s’en amusera-t-elle sur France Culture. Elle est l’enfant du milieu, coincée entre deux tandems de grands et de petits, très vite éprise d’indépendan­ce. Protestant­e, la mère est fâchée avec sa famille, qui n’a pas supporté qu’elle épouse un ingénieur grec athée, devenu français en passant par la Légion étrangère. De son côté, le père a coupé les ponts avec son pays d’origine et ne partage rien de son passé avec sa progénitur­e. Pendant la Seconde Guerre mondiale,

la famille s’installe à Sète, dont la future cinéaste aimera toute sa vie la lumière et le sport local, les joutes. Il n’empêche : « Mon enfance, ce n’est pas ma cup of tea », nous racontait Agnès Varda en juin 2018 dans sa maison de la rue Daguerre, à Paris, pendant que, dans une pièce attenante, ses petits-enfants regardaien­t un match de Coupe du monde. « Je suivais partout ma mère, qui m’appelait sa “petite ombre”. Mais moi, je ne me suis pas vu une vie d’ombre, vous comprenez. »

C’est le moins qu’on puisse dire. L’histoire d’Agnès Varda est celle de la conquête de la liberté, sans regard en arrière. A peine a-t-elle son bac en poche qu’elle fugue et passe trois mois en Méditerran­ée sur un bateau de pêche corse. Ses parents ignorent où elle est, mais cachent son absence, par peur du scandale. « Ça m’a beaucoup libérée de la famille et de l’autorité des hommes, à une époque où ils avaient tous les pouvoirs. » Son goût de l’itinérance et de l’aventure se retrouvera, mâtiné d’une conscience aiguë de la pauvreté et de ses souffrance­s, dans l’un de ses films majeurs, « Sans toit ni loi » (1987), ainsi que dans des documentai­res comme « Les glaneurs et la glaneuse » (2000) et « Visages, villages » (2017). Bientôt, la jeune fille au regard intense

« Vieillir ne m’effraie pas. Mais il y a un truc qui m’ennuie, c’est les hommages. » Interview,

« Le Point » du 12 juillet 2018.

monte à Paris, où, après les Beaux-Arts et l’Ecole du Louvre, elle fait ses débuts de photograph­e au TNP et pour des journaux, représenta­nt notamment Jean Renoir au travail. Bouleversé­e par la lecture des «Palmiers sauvages », de Faulkner, elle tourne à Sète, en 1954, son premier film, « La pointe courte », qui en reprend le principe: l’alternance entre deux histoires qui n’ont, en apparence, rien à voir – en l’occurrence, le dialogue d’un couple joué par Silvia Monfort et un Philippe Noiret débutant, et le travail des pêcheurs sétois capté de façon naturalist­e.

« La pointe courte » anticipe les audaces de la Nouvelle Vague en réinventan­t la grammaire du cinéma.

« Il faut faire attention de ne pas être la bonne dame qui a du coeur. Mais beaucoup de gens ont besoin de parler et je suis une écouteuse formidable. »

Logique, la toute nouvelle cinéaste s’empare d’un médium qu’elle connaît à peine (Alain Resnais, son monteur de « La pointe courte », finira par l’envoyer découvrir les classiques à la Cinémathèq­ue) avec une exigence immédiate. « Etre radicale, c’est ce qui me plaisait, nous dira-t-elle, j’étais contente que mon premier film soit difficile. » D’emblée, son cinéma témoigne d’une curiosité intense pour le monde qui l’entoure: elle consacre un court-métrage à Elsa Triolet et Louis Aragon, voyage comme photograph­e en Chine en 1957 et à Cuba en 1962. « J’ai souvent été au bon endroit au bon moment », reconnaîtr­a-t-elle. De sa relation amoureuse avec le metteur en scène Antoine Bourseille­r naît une fille, Rosalie Varda, en 1958. L’année de sa naissance, Agnès rencontre au festival de Tours le jeune Jacques Demy, alors assistant réalisateu­r et auteur de courts-métrages. Ils ne se quitteront plus. Varda est intellectu­elle, politique, ancrée dans le présent. Demy est tourné vers l’enfance, le conte, l’imaginaire. Ils emménagent rue Daguerre dans une ancienne épicerie qui restera à jamais leur maison.

Sur tous les fronts. En 1962, Agnès Varda signe le magnifique « Cléo de 5 à 7 », la déambulati­on d’une chanteuse, Cléo (Corinne Marchand), en temps réel dans Paris le temps d’obtenir les résultats d’un examen médical, un film intensémen­t poétique sur le goût de la vie et la peur de la mort. Moins connu, « Le bonheur » (1965) est une utopie amoureuse, l’histoire d’un homme qui accroît son bonheur conjugal en vivant son attirance pour une autre femme. En plus de ses tournages, Agnès Varda documente attentivem­ent ceux de Jacques Demy. Pourtant, alors que Varda écrit la première chanson d’un film de Demy (« Lola », 1960), tourne un film avec Catherine Deneuve (« Les créatures», 1966) et demande à Michel Legrand la musique de plusieurs de ses films, son oeuvre reste absolument distincte de celle de son mari. « Je sens très fort ce que fait Jacques, je ne le comprends pas », explique la cinéaste dans un entretien croisé avec Demy en 1964, tandis qu’il définit ainsi leur couple : « Ce n’est pas une relation cinématogr­aphique. »

Au milieu des années 1960, Demy et Varda s’installent aux Etats-Unis. Grâce à Gene Kelly – qui joue dans « Les demoiselle­s de Rochefort » (1967) –, Demy a l’occasion de réaliser un film pour Columbia. Ce sera le méconnu « Model Shop » (1969). Le couple fréquente Andy Warhol, un Harrison Ford encore inconnu et Jim Morrison, se passionne pour les combats de la gauche américaine. Varda filme les Black Panthers, marche contre la guerre du Vietnam. Au retour, Demy signe un «Peau d’âne» (1970) fortement imprégné du Flower Power et, en 1972, le couple a son deuxième enfant (puisque Jacques Demy a adopté Rosalie Varda), Mathieu Demy, futur comédien et cinéaste. Après sa période américaine, Agnès Varda reste engagée, signe le manifeste dit des « 343 salopes » en faveur de la légalisati­on de l’avortement et s’investit – au côté, notamment, de son amie Delphine Seyrig – dans le mouvement féministe, dont elle garde

un souvenir joyeux, festif et amical immortalis­é ■ dans son film « L’une chante, l’autre pas » (1977). Au tournant des années 1970-1980, elle se réinstalle à Los Angeles et en rapporte « Mur murs » (1982), un documentai­re sur les peintures murales réalisées par des ouvriers mexicains, qui anticipe son travail avec l’artiste JR dans les dix dernières années de sa vie.

Dans les années 1980, tandis que Jacques Demy a de plus en plus de mal à faire les films qu’il souhaite, Agnès Varda signe «Sans toit ni loi» (1985), grand oeuvre sur une jeune fille sans abri jouée avec une force hors du commun par Sandrine Bonnaire. Le film remporte un lion d’or à la Mostra de Venise, le début d’une consécrati­on que confirmero­nt la commande d’un film pour les 100 ans de l’histoire du cinéma (« Les cent et une nuits », 1995) et une palme d’honneur à Cannes (2015). Jacques Demy meurt en 1990 de ce qu’on appelle alors une longue maladie. Le sida, révélera la cinéaste des années plus tard au magazine Têtu. Le cinéaste a confié ses souvenirs à sa femme. Ainsi naît «Jacquot de Nantes» (1991), magnifique évocation de la naissance d’une vocation et célébratio­n d’un artiste par une autre. C’est l’époque où Agnès Varda se consacre à la mémoire de Jacques Demy, l’homme et le cinéaste. Sur un plateau de télévision à Cannes, où elle présente son documentai­re « Les Demoiselle­s ont eu 25 ans » (1993), elle balaie d’un geste la question de la mélancolie : « On ne la conjure pas, on en fait quelque chose », affirme-t-elle avec force. Et d’évoquer son plaisir à ranimer, dans ce film constitué en partie de séquences qu’elle avait filmées pendant le tournage à Rochefort, Demy « au moment où il a été le plus heureux ». Sa société, Ciné-Tamaris, assure la préservati­on et la postérité des films de Demy avec le soutien de mécènes prestigieu­x, comme Martin Scorsese, un ami depuis les années 1960.

Rue Daguerre. Toujours solidement implantée rue Daguerre, où sa voisine est sa fille Rosalie, Agnès Varda entre dans le XXIe siècle avec une chevelure bicolore qui amène ses petits-enfants à la surnommer «Mamita Punk». Elle enchaîne les documentai­res entre l’écoute d’autrui (« Les glaneurs et la glaneuse ») et l’autoportra­it (« Les plages d’Agnès », 2008). Infatigabl­e, elle renoue aussi avec sa vocation originelle en devenant artiste plasticien­ne, invitée partout, de la Biennale de Venise à la Fondation Cartier. De sa complicité avec JR naissent des installati­ons et un film, « Visages, villages », où l’on retrouve son humour, son engagement politique et son goût de l’aventure. Partout on la fête, notamment aux Etats-Unis, où elle est le symbole d’un cinéma au féminin et reçoit un oscar d’honneur en 2017. Solidaire du mouvement MeToo, elle assume avec fierté son statut de pionnière. Varda est jusqu’au bout une femme debout qui a fait, elle aimait à le dire, le « choix du bonheur »

 ??  ?? Battante. Agnès Varda reçoit « Le Point » dans la cour de sa maison de la rue Daguerre, à Paris, le 15 juin 2018.
Battante. Agnès Varda reçoit « Le Point » dans la cour de sa maison de la rue Daguerre, à Paris, le 15 juin 2018.
 ??  ?? Osmose. Avec l’homme de sa vie, le cinéaste Jacques Demy, en 1966.
Osmose. Avec l’homme de sa vie, le cinéaste Jacques Demy, en 1966.
 ??  ?? Succès. En 1985, elle offre à Sandrine Bonnaire l’un de ses plus grands rôles dans « Sans toit ni loi ».
Succès. En 1985, elle offre à Sandrine Bonnaire l’un de ses plus grands rôles dans « Sans toit ni loi ».

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