Le Point

Le voyage d’un député tory en « Terre du milieu »

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

En explorant le « Middleland », un « pays » entre Angleterre et Ecosse, Rory Stewart découvre une frontière fictive et, de chaque côté, un nationalis­me sans raison historique. Dans « Les marches » (Gallimard), il explique la tentation du repli sur soi par le besoin d’enracineme­nt d’une société rompue à la mobilité.

En 2004, Rory Stewart, alors gouverneur adjoint en Irak, publiait son extraordin­aire traversée à pied de l’Afghanista­n (« En Afghanista­n », Albin Michel). Quelques années plus tard, rentré en Grande-Bretagne et devenu entre-temps député, il décidait de tenter un périple similaire, cette fois-ci entre le nord de l’Angleterre et le sud de l’Ecosse. Il en a tiré un récit de voyage, « Les marches »*, qui vient de sortir en français. Entretien

Le Point: Vous êtes connu outre-Manche, moins en France. Pouvez-vous vous présenter?

Rory Stewart:

Je suis issu d’une tradition qui était plus importante il y a cinquante ans qu’aujourd’hui. Je suis moitié écossais, moitié anglais : ma famille paternelle est écossaise et fut très liée à l’Empire. Mon grand-père s’est installé en Inde à la fin du XIXe siècle et mon père fut officier colonial en Malaisie. Je me suis engagé dans la Black Watch, un régiment d’armée écossais, comme l’ont fait les hommes de ma famille depuis quatre génération­s. J’ai servi en Indonésie, dans les Balkans après la guerre du Kosovo, puis en Irak après l’invasion de 2003, comme gouverneur adjoint de deux provinces méridional­es du pays. Je suis ensuite parti en Afghanista­n, où j’ai fondé une ONG appelée Turquoise Mountain, qui s’occupe de la restaurati­on de monuments historique­s. Je suis ensuite devenu député : je représente une circonscri­ption [Penrith and The Border, NDLR] qui englobe la moitié de la frontière anglo-écossaise.

Vous sentez-vous écossais ou anglais?

Je me considère plutôt comme un Ecossais. Mais si, demain, l’Ecosse quittait le Royaume-Uni, j’aurais le sentiment de représente­r, comme député, un pays qui n’est plus le mien. Mon père et moi-même nous pensions autant écossais que britanniqu­es. Et, comme le disait mon père, il n’est intéressan­t d’être écossais que si on peut se moquer des Anglais ! Définir les identités anglaise et écossaise comme exclusives l’une de l’autre conduit à un rapetissem­ent de notre horizon.

Pourquoi cette double tradition, écossaise et britanniqu­e, est-elle en perte de vitesse?

C’est en partie dû à la disparitio­n de l’Empire, qui employait beaucoup d’Ecossais. Issus d’un pays pauvre, de nombreux Ecossais voyaient dans une carrière militaire ou coloniale au service de la Grande-Bretagne la meilleure des possibilit­és. Ensuite, toute une partie de la société britanniqu­e s’est détournée de certaines des institutio­ns qui cimentaien­t autrefois le pays : le Parlement, les université­s Oxford et Cambridge et les public schools. Aujourd’hui, les Ecossais préfèrent aller à l’université d’Edimbourg.

Pourquoi?

Le rapport de la société à l’élitisme et à Londres a changé. Oxford et Cambridge ne sont plus seulement associées à la qualité mais au privilège. Et partout dans le pays les gens voient Londres comme un trou noir : trop riche et trop influent. En découle ce sentiment que personne ne s’intéresse au nord de l’Angleterre ou à l’Ecosse.

Pourquoi avoir fait ce voyage?

J’ai fait deux grandes marches : l’une le long du mur d’Hadrien, avec mon père, l’autre du comté de Cumbria jusqu’au bord des Highlands. Pour moi, marcher est une forme de méditation. Cela me permet aussi de comparer mon pays à ceux que j’ai traversés – j’ai marché pendant des mois à travers l’Iran, l’Afghanista­n, le Pakistan et l’Inde. La marche replace l’espace au centre de la réflexion. Mon but dans cette marche était aussi de tester une hypothèse.

Une hypothèse?

L’idée qu’il existe à cet endroit un troisième pays dont nous ne reconnaiss­ons pas l’existence, que j’appelle le Middleland, qui n’est ni anglais ni écossais, mais différent, et qui a été écrasé par ses deux voisins. Cet endroit a existé pendant au moins sept cents ans – entre le départ des légions romaines au Ve siècle et la conquête normande – et peut-être mille cinq cents ans. Il s’accompagna­it d’une identité forte, qui existait même avant l’arrivée des Romains, sous une forme plus faible. Elle a continué d’exister du XIe au XVIIe siècle comme tampon entre l’Ecosse et l’Angleterre. Ironiqueme­nt, le Middleland a été détruit par deux phénomènes : l’union entre les royaumes, qui a mis fin aux guerres dans la région, et l’invention du nationalis­me écossais, qui a simplifié l’opposition entre Ecosse et Angleterre.

Pourquoi cette hostilité écossaise au Middleland?

Parce que le Middleland exprime l’idée d’une continuité

culturelle de part et d’autre de la frontière, ce qui veut dire que celle-ci est totalement arbitraire. Génétiquem­ent, culturelle­ment, linguistiq­uement, historique­ment, c’est de part et d’autre le même peuple.

Dans votre marche, y a-t-il une anecdote qui vous a marqué particuliè­rement?

J’ai rencontré un homme dont la famille avait cultivé la même terre pendant plus de mille ans, depuis les invasions vikings. Je lui posai des questions sur l’histoire de sa famille, et cet homme me raconta que sa grand-mère avait vu un léopard se faire tuer en Inde. Mais ce que je voulais, c’était l’histoire de sa terre ! Sur ce sujet, il n’avait rien à me dire.

Comment pouvez-vous identifier quelque chose comme le Middleland si personne n’en a le souvenir?

Certes, tous ceux qui l’ont peuplé dans le passé en sont partis, et la plupart de ceux qui y vivent n’en sont pas issus. Ma théorie est que le nationalis­me écossais ou même anglais n’est pas le fruit de siècles d’intégratio­n à une terre, mais l’opposé.

C’est une réaction à la dislocatio­n, à l’anomie et à la déconnexio­n. Ce nationalis­me

– tout comme le nationalis­me anglais – traduit un besoin d’enracineme­nt d’une des sociétés les plus mobiles et les plus modernes du monde. En 1805, 50 % de la population de l’Ecosse centrale ne vivait pas là où elle était née. Londres accueillai­t déjà un cinquième de la population britanniqu­e au XVIIIe siècle, contre un douzième de la population française pour Paris à la même époque. La Grande-Bretagne a été tellement urbanisée et industrial­isée, la popu- lation a été si mobile que ces nationalis­mes, alors qu’ils se rattachent théoriquem­ent à un passé médiéval, n’ont en fait aucune connexion à celui-ci.

Que pouvez-vous dire du nationalis­me anglais?

Il est plus bizarre encore que le nationalis­me écossais. Ce dernier a ses danses, la cornemuse, son costume traditionn­el… Les Anglais n’ont rien de tout cela. Leur nationalis­me est traditionn­ellement défini par la guerre et les institutio­ns, pas par la terre.

Mais comment expliquer que, malgré cette identité évanescent­e, les Anglais (plus que les Ecossais) aient voté pour le Brexit?

Tous les Anglais n’ont pas voté pour le Brexit ; ceux qui l’ont fait sont des Blancs, plus âgés et habitant hors de Londres. Mais peut-être que le Brexit est une réfutation de ma théorie : l’attachemen­t à l’indépendan­ce du Royaume-Uni serait le signe d’une identité véritable !

Durant vos voyages, vous a-t-on parlé du Brexit?

J’ai fait ce voyage un an avant le vote, et personne ne m’a parlé de l’Union européenne! C’est le fait d’avoir proposé le référendum qui a placé cette question sur le devant de la scène.

Cette question n’est-elle pas entrée en résonance avec certaines préoccupat­ions ?

Si, et je l’ai compris pendant ma marche. J’ai vu par exemple, en parlant avec les gens, que le dégoût de Londres devenait rapidement celui de Bruxelles, de la bureaucrat­ie et de la régulation. J’ai vérifié aussi que tout le monde, en Grande-Bretagne, a beau être un immigrant sur le très long terme, chacun se perçoit comme un autochtone.

Finalement, si ces identités sont si entremêlée­s et inattendue­s, votre voyage n’a-t-il pas fait chou blanc?

Ce voyage a été un périple vers la déception ! Je pensais qu’en allant dans l’Angleterre profonde je trouverais les restes de cette identité. Or, au niveau individuel, ce ne fut pas le cas. D’une certaine façon, ce pour quoi je me suis battu en Irak ou ailleurs n’existe pas vraiment sur place. Et j’ai découvert que, pour mon père, l’identité écossaise traditionn­elle qu’il arborait n’était qu’une façade. Il n’y croyait pas vraiment. Cette absence d’identité locale, à mon sens, est un aspect caractéris­tique d’une société postindust­rielle et postmodern­e. De nos jours, les intérêts des individus sont tellement divers… En Northumbri­e, d’une maison à l’autre, je pouvais passer d’un bouddhiste à un passionné de cyclisme d’endurance. Dans la génération de mon père, tout le monde connaissai­t l’histoire locale ou les mêmes chansons ; aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Et c’est trop tard! Il n’est plus possible de ressuscite­r cette culture.

Comment voyez-vous l’avenir de la Grande-Bretagne?

Nous devons quitter l’Union européenne de manière aussi pragmatiqu­e que possible, en gardant des connexions politiques, commercial­es et diplomatiq­ues avec le continent. Le compromis, c’est notre tradition ! C’est aussi pour cela que je marche : je n’ai pas envie d’être seul. Si mes pieds perdent contact avec le sol, je perds contact avec l’individu. Je n’aime pas les concepts, j’aime les individus

« Tout le monde, en Grande-Bretagne, a beau être un immigrant, chacun se perçoit comme un autochtone. »

« Les marches. Aux frontières de l’identité britanniqu­e », de Rory Stewart. Traduit de l’anglais par Elodie Leplat (Gallimard, 560 p., 24,50 €).

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Marcheur. Rory Stewart, député-explorateu­r.

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