Dialogue avec une rabbine
Rencontre solaire avec Delphine Horvilleur. Et si les monothéismes confiaient aux femmes la pensée du divin ?
En règle générale, il est plus intéressant de rencontrer les hommes qui cherchent un dieu que ce dieu luimême. Et c’est encore plus bouleversant pour l’ordre intime quand cet homme est une femme. Une femme juive et rabbine face à un écrivain qui vient d’une autre géographie confessionnelle. Que dois-je retenir de ma rencontre, organisée pour m’interroger sur la « croyance », avec Delphine Horvilleur à Strasbourg? Peut-être deux ou trois idées, sensations, vertiges.
D’abord celle de la complicité. La rabbine est fascinante par sa liberté. Je découvre, en l’écoutant, que ce n’est pas une soumission, mais une maternité de la possibilité d’un dieu. Elle en accouche au lieu d’y mourir ou d’en user pour tuer. Le judaïsme s’y débarrasse, comme peuvent le faire l’islam ou la chrétienté, de l’abdication. La croyance s’ordonne par la réflexion, la suprématie du mortel sur l’immortel, la réhabilitation du précaire face à l’absolu. Le retour d’une idée très ancienne : une religion est vivante tant qu’elle est nomade, voyageuse, épopée individuelle. Sa mort est la momification du divin, la création de la mosquée, de l’église, la consommation de l’arrivée.
Car l’arrivée détruit l’inquiétude, l’interrogation, installe les prêtres, l’ordre et cède au dogme. C’est un ordonnancement fatal. On découvre avec cette femme que le dogme est le contraire de sa foi. Et j’ai aimé cette dignité possible, cet humour face au vide. Dans la langue de la rabbine, l’image est saisissante de beauté : elle parle de l’homme comme cristal et comme fumée. Consolidation et évaporation. L’islam est né, rappelle-t-elle, par un mouvement d’exil, une hijra.
L’autre idée ? L’antisémitisme. Durant les heures de dialogue face au public à Strasbourg, cette maladie est exposée aussi comme une métaphysique. Une métaphysique maudite, mauvaise. Celle de l’absence de l’Autre en soi, un désastre de l’altérité. On est antisémite quand on est déjà à moitié mort. La rabbine en analyse la tragédie non comme une épreuve exclusivement communautaire, mais comme
une extension du mal : le juif est parfois détesté non dans sa présence, mais surtout en son absence. Il devient le creux vide, le contraire de soi, l’incarnation du doute. En Algérie, l’antisémitisme existe. On cherche à le nier pour sauver une image narcissique de soi ou pour ne pas sombrer dans l’usage de la culpabilité qui profitera à d’autres radicalismes adverses. Il devient l’expression d’un échec à nouer avec l’autre, à l’accepter. Delphine Horvilleur a raison d’interpréter cette maladie comme un échec en soi et non comme un martyre chez l’autre. Je peux conclure qu’on peut être antisémite en étant juif aussi. Je voudrais alors, pendant des heures, penser cet échec non dans la géographie française, où il a cédé aux facilités et aux dénis, mais sur ma terre, où il devient l’expression de mon échec. Difficile d’ouvrir le débat sans être accusé, lynché ou soupçonné. L’antisémitisme n’est pas pensé en dehors de l’expression d’une guerre entre Israéliens et Palestiniens, de la question de l’orthodoxie religieuse, du sentiment d’injustice. C’est une polémique où les hommes se prennent pour des dieux et endossent l’absolu comme argument définitif.
Une dernière idée ? Non, une émotion. La féminité du prêtre, de l’imam, du rabbin est une très grande possibilité de penser le divin. Ce centre qui à la fois donne la vie, la pense par le corps, l’endosse par le poids de la grossesse et la douleur de l’accouchement, cette proximité absolue avec l’ordre et les lois du monde sont peut-être l’occasion naturelle de prétendre s’exprimer au nom d’un dieu ou en déchiffrer les silences. Peut-être que, si tous les imams, tous les rabbins, tous les prêtres étaient des femmes, les monothéismes pourraient s’apaiser et nous laisser vivre l’interrogation ou l’orgasme sans nous juger. Peut-être qu’un ordre mondial féminin de prêtrise pourrait remplacer la coûteuse promesse du Paradis par celle, plus saisissante, de la consolation et de l’étreinte. D’ailleurs, quand les prêtresses étaient souveraines, les dieux étaient souvent démocrates
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Le dogme est le contraire de sa foi. (…) Elle parle de l’homme comme cristal et comme fumée.