Le Point

Trieste, porte d’entrée de la Chine

Les récents accords économique­s signés entre Rome et Pékin dessinent une nouvelle route de la Soie et remettent au premier plan le port italien, jadis cité prospère stratégiqu­e et lieu de confluence culturel.

- PAR GABRIEL BOUCHAUD

Située à l’intersecti­on des mondes latin, germanique et slave, Trieste est aussi la seule ville italienne située dans les Balkans.

L’Italie et la Chine viennent de signer une série d’accords économique­s, dont l’un des plus significat­ifs – et polémiques – est celui d’intégrer les ports de Gênes et de Trieste à la nouvelle route de la Soie chinoise. Il s’agit d’un vaste programme d’investisse­ments dans des infrastruc­tures permettant de relier la Chine à l’Europe, à la fois par la terre et par la mer. Ces accords commerciau­x permettent à la ville de Trieste de retrouver le rôle de porte d’entrée de l’Europe centrale qu’elle perdit au lendemain de la Première Guerre mondiale.

En 1719, l’empereur Charles VI de Habsbourg avait fait proclamer Trieste comme port franc par décret impérial. C’est ce décret qui fait figure d’acte de naissance de la Trieste moderne et qui lui permet d’atteindre une prospérité qu’elle conserve pendant presque deux siècles, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Le 10 septembre 1919, le traité de Saint-Germain-en-Laye, moins connu que le traité de Versailles, consacrait le démantèlem­ent de l’Empire austro-hongrois. Et donnait à la souveraine­té de l’Italie les anciens territoire­s impériaux du Trentin-Haut-Adige, de Zara, Cherso, Lussino et Lagosta en Dalmatie, de l’Istrie et de Trieste. Si le royaume d’Italie obtenait une partie de ses revendicat­ions territoria­les, ce fut également le début du déclin de la ville de Trieste en tant que port de commerce.

Le rattacheme­nt d’une ville pleine d’Italiens à l’Italie la conduit à l’appauvriss­ement et à devenir une ville moyenne, sans importance stratégiqu­e. Il était certaineme­nt plus intéressan­t pour Trieste de conserver des liens commerciau­x avec l’Europe centrale que de se voir entrer en compétitio­n avec des ports comme Gênes, Livourne, Ancône ou Venise, quelle que soit l’appartenan­ce culturelle et linguistiq­ue de ses habitants. C’est là l’un des nombreux paradoxes qui jalonnent l’histoire de ce territoire si particulie­r. Située à l’intersecti­on des mondes latin, germanique et slave, Trieste est aussi la seule ville italienne située dans les Balkans.

En tant que lieu de confluence culturel et géographiq­ue, Trieste a longtemps fait le lien entre les territoire­s habsbourge­ois d’Europe centrale et le reste du monde. La ville est aux mains de la maison d’Autriche dès 1382, même si sa position excentrée et la faiblesse du commerce maritime médiéval ne lui permettent pas de dépasser son statut de petite bourgade provincial­e, peu exposée au reste du monde et tournée vers son hinterland. A partir du XVIIIe siècle, en revanche, on y trouve, en plus de l’ancienne bourgeoisi­e italienne, des Slovènes, des Grecs, des juifs, des Levantins, des Allemands… Trieste représente par ce cosmopolit­isme la variété à la fois de l’empire et des lieux avec lesquels elle commerce. La cité joue en effet un rôle de porte à travers laquelle le monde extérieur peut entrer en Autriche, dont les

territoire­s sont enclavés. Elle assure aussi une connexion avec d’autres territoire­s de la couronne, à la fois le sud de l’Italie et ce qu’on appelle à l’époque les Pays-Bas, soit la Belgique actuelle. En d’autres termes, elle permet l’intégratio­n de l’Empire autrichien, puis austro-hongrois, à la première mondialisa­tion.

Tout change après la Grande Guerre, alors que Trieste et la côte adriatique se retrouvent au coeur de revendicat­ions territoria­les conflictue­lles, accentuées par la montée du fascisme. D’autrichien l’objet des passions irrédentis­tes italiennes devient yougoslave, avec dès 1919 la prise de contrôle de Fiume par des milices paramilita­ires italiennes, menées par Gabriele D’Annunzio. Le royaume d’Italie, s’estimant trahi par les alliés qui lui avaient promis par le pacte de Londres des concession­s territoria­les bien plus importante­s, adopte une politique révisionni­ste et hostile au jeune royaume de Yougoslavi­e. De son côté, la Yougoslavi­e réclame l’intégralit­é de l’Istrie, Trieste comprise. Les population­s croates et slovènes y sont opprimées par le pouvoir fasciste, tout à son projet d’italianisa­tion de ces nouveaux territoire­s italiens. En réponse, des Slovènes créent un groupe de résistance armée, le TIGR, qui commet des attentats dans les territoire­s italiens des Balkans, en particulie­r à Trieste. La rivalité interétati­que se transforme du même coup en haine interethni­que opposant le Slave au Latin. Ce qui faisait l’originalit­é de Trieste à l’époque des Lumières est perdu à cause du nationalis­me exacerbé de l’Etat mussolinie­n.

Le territoire frioulan se trouve donc de nouveau dans une situation précaire dès les années 1920, que le second conflit mondial va encore exacerber. En effet, après la débâcle de la politique étrangère fasciste, et malgré la guerre civile italienne de 1943, toute prétention territoria­le italienne dans les Balkans est terminée. Les population­s italiennes de la côte dalmate rejoignent la péninsule. Fiume devient Rijeka, Spalato devient Split et Zara devient Zadar. Quant à Trieste, si elle n’est pas rebaptisée Trst et donnée à la république socialiste de Yougoslavi­e, son sort reste incertain. Séparé du reste de l’Istrie, qui revient à la Yougoslavi­e, le territoire de Trieste devient un Etat neutre sur décision du Conseil de sécurité de l’Onu en 1947. Le territoire n’est définitive­ment rattaché à l’Italie qu’en 1954, après plusieurs années de tractation­s diplomatiq­ues qui aboutissen­t à un accord entre Italie et Yougoslavi­e.

Après plusieurs décennies de déclin, Trieste est donc de nouveau appelée à jouer un rôle majeur. Déjà redevenue le principal port commercial italien en dépassant Gênes en volume de marchandis­es en 2013, elle a toutes les chances de voir les flux de produits en provenance de Chine exploser dans les années qui vont suivre. Il s’agira peut-être du dénouement heureux que l’on peut espérer pour la plus mitteleuro­péenne des villes italiennes. A moins que le conflit diplomatiq­ue entre l’Italie et ses partenaire­s européens ne la remet sur le devant de la scène pour toutes les mauvaises raisons, encore une fois

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