Trieste, porte d’entrée de la Chine
Les récents accords économiques signés entre Rome et Pékin dessinent une nouvelle route de la Soie et remettent au premier plan le port italien, jadis cité prospère stratégique et lieu de confluence culturel.
Située à l’intersection des mondes latin, germanique et slave, Trieste est aussi la seule ville italienne située dans les Balkans.
L’Italie et la Chine viennent de signer une série d’accords économiques, dont l’un des plus significatifs – et polémiques – est celui d’intégrer les ports de Gênes et de Trieste à la nouvelle route de la Soie chinoise. Il s’agit d’un vaste programme d’investissements dans des infrastructures permettant de relier la Chine à l’Europe, à la fois par la terre et par la mer. Ces accords commerciaux permettent à la ville de Trieste de retrouver le rôle de porte d’entrée de l’Europe centrale qu’elle perdit au lendemain de la Première Guerre mondiale.
En 1719, l’empereur Charles VI de Habsbourg avait fait proclamer Trieste comme port franc par décret impérial. C’est ce décret qui fait figure d’acte de naissance de la Trieste moderne et qui lui permet d’atteindre une prospérité qu’elle conserve pendant presque deux siècles, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Le 10 septembre 1919, le traité de Saint-Germain-en-Laye, moins connu que le traité de Versailles, consacrait le démantèlement de l’Empire austro-hongrois. Et donnait à la souveraineté de l’Italie les anciens territoires impériaux du Trentin-Haut-Adige, de Zara, Cherso, Lussino et Lagosta en Dalmatie, de l’Istrie et de Trieste. Si le royaume d’Italie obtenait une partie de ses revendications territoriales, ce fut également le début du déclin de la ville de Trieste en tant que port de commerce.
Le rattachement d’une ville pleine d’Italiens à l’Italie la conduit à l’appauvrissement et à devenir une ville moyenne, sans importance stratégique. Il était certainement plus intéressant pour Trieste de conserver des liens commerciaux avec l’Europe centrale que de se voir entrer en compétition avec des ports comme Gênes, Livourne, Ancône ou Venise, quelle que soit l’appartenance culturelle et linguistique de ses habitants. C’est là l’un des nombreux paradoxes qui jalonnent l’histoire de ce territoire si particulier. Située à l’intersection des mondes latin, germanique et slave, Trieste est aussi la seule ville italienne située dans les Balkans.
En tant que lieu de confluence culturel et géographique, Trieste a longtemps fait le lien entre les territoires habsbourgeois d’Europe centrale et le reste du monde. La ville est aux mains de la maison d’Autriche dès 1382, même si sa position excentrée et la faiblesse du commerce maritime médiéval ne lui permettent pas de dépasser son statut de petite bourgade provinciale, peu exposée au reste du monde et tournée vers son hinterland. A partir du XVIIIe siècle, en revanche, on y trouve, en plus de l’ancienne bourgeoisie italienne, des Slovènes, des Grecs, des juifs, des Levantins, des Allemands… Trieste représente par ce cosmopolitisme la variété à la fois de l’empire et des lieux avec lesquels elle commerce. La cité joue en effet un rôle de porte à travers laquelle le monde extérieur peut entrer en Autriche, dont les
territoires sont enclavés. Elle assure aussi une connexion avec d’autres territoires de la couronne, à la fois le sud de l’Italie et ce qu’on appelle à l’époque les Pays-Bas, soit la Belgique actuelle. En d’autres termes, elle permet l’intégration de l’Empire autrichien, puis austro-hongrois, à la première mondialisation.
Tout change après la Grande Guerre, alors que Trieste et la côte adriatique se retrouvent au coeur de revendications territoriales conflictuelles, accentuées par la montée du fascisme. D’autrichien l’objet des passions irrédentistes italiennes devient yougoslave, avec dès 1919 la prise de contrôle de Fiume par des milices paramilitaires italiennes, menées par Gabriele D’Annunzio. Le royaume d’Italie, s’estimant trahi par les alliés qui lui avaient promis par le pacte de Londres des concessions territoriales bien plus importantes, adopte une politique révisionniste et hostile au jeune royaume de Yougoslavie. De son côté, la Yougoslavie réclame l’intégralité de l’Istrie, Trieste comprise. Les populations croates et slovènes y sont opprimées par le pouvoir fasciste, tout à son projet d’italianisation de ces nouveaux territoires italiens. En réponse, des Slovènes créent un groupe de résistance armée, le TIGR, qui commet des attentats dans les territoires italiens des Balkans, en particulier à Trieste. La rivalité interétatique se transforme du même coup en haine interethnique opposant le Slave au Latin. Ce qui faisait l’originalité de Trieste à l’époque des Lumières est perdu à cause du nationalisme exacerbé de l’Etat mussolinien.
Le territoire frioulan se trouve donc de nouveau dans une situation précaire dès les années 1920, que le second conflit mondial va encore exacerber. En effet, après la débâcle de la politique étrangère fasciste, et malgré la guerre civile italienne de 1943, toute prétention territoriale italienne dans les Balkans est terminée. Les populations italiennes de la côte dalmate rejoignent la péninsule. Fiume devient Rijeka, Spalato devient Split et Zara devient Zadar. Quant à Trieste, si elle n’est pas rebaptisée Trst et donnée à la république socialiste de Yougoslavie, son sort reste incertain. Séparé du reste de l’Istrie, qui revient à la Yougoslavie, le territoire de Trieste devient un Etat neutre sur décision du Conseil de sécurité de l’Onu en 1947. Le territoire n’est définitivement rattaché à l’Italie qu’en 1954, après plusieurs années de tractations diplomatiques qui aboutissent à un accord entre Italie et Yougoslavie.
Après plusieurs décennies de déclin, Trieste est donc de nouveau appelée à jouer un rôle majeur. Déjà redevenue le principal port commercial italien en dépassant Gênes en volume de marchandises en 2013, elle a toutes les chances de voir les flux de produits en provenance de Chine exploser dans les années qui vont suivre. Il s’agira peut-être du dénouement heureux que l’on peut espérer pour la plus mitteleuropéenne des villes italiennes. A moins que le conflit diplomatique entre l’Italie et ses partenaires européens ne la remet sur le devant de la scène pour toutes les mauvaises raisons, encore une fois
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