En Sibérie, « le train ou le cimetière »
Périple. Pour pallier la déliquescence du système de soins russe, des trains médicaux sillonnent le pays.
Ils arrivent en file indienne sur le quai enneigé. Les vieilles en bas de laine et coiffées d’un fichu avancent sur leurs cannes. Les vieux claudiquent avec à la main un sac en plastique rempli de documents. Les femmes tirent parfois une luge sur laquelle deux enfants se tiennent par la taille. D’autres progressent avec une poussette. « C’est presque l’été », dit une voix. Ce matin il fait –16 °C à Kamartchaga, un bourg de 2 000 habitants situé à une centaine de kilomètres de Krasnoïarsk (Sibérie). Une météo plus clémente que les – 40 °C de la semaine dernière.
Soudain la porte d’un wagon s’ouvre, un escalier métallique se déplie et chacun se hisse à bord du train. Des cris de gamins retentissent. «Tais-toi ou je t’arrache la langue », lance une mère. Les voilà maintenant assis par dizaines, un numéro à la main, attendant leur tour. Les conversations s’engagent. « J’ai enterré deux maris et deux fils, dit une octogénaire venue d’un village voisin, je survis en me massant avec ma propre urine, mais cette fois j’ai peur d’avoir le cancer des poumons. – Chez nous, tous les médecins sont partis », reprend une autre. « C’est comme chez nous, répond la première, en ce moment on a
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un mort tous les quarante ■ jours. – Heureusement, ici on a de bons spécialistes », conclut l’autre en désignant du menton l’enfilade des compartiments.
Car, ce matin, ils sont tous là : le chirurgien, l’ophtalmologiste, la pédiatre, les deux généralistes, le gynécologue, le radiologue avec son matériel d’échographie, le gastro-entérologue et les responsables du laboratoire d’analyse sanguine. Tous à bord du « Saint-Lukas », l’un des deux trains médicaux spécialement affrétés pour sillonner la Sibérie durant dix mois. Un périple ponctué de 75 arrêts à travers les régions de Krasnoïarsk, de Khakassie et destiné à accueillir 15 200 patients. Une fierté aussi des chemins de fer russes, maîtres d’oeuvre du programme depuis 2009. A la tête de l’équipage, Evgueni Potapov, 36 ans, un chirurgien fraîchement promu. C’est un homme de petite taille au costume satiné dont la sonnerie de portable évoque la sirène d’un train. Il occupe un vaste bureau orné de tentures bleu pastel et consacre l’essentiel de sa journée à mouliner les ratios de productivité de ses blouses blanches. « C’est moi qui leur fixe le quota de patients à recevoir et certains peuvent s’améliorer », dit-il.
Compartiment du chirurgien. Une certitude : le convoi des douze wagons bleu et rouge, frangés de stalactites de glace, est attendu comme le messie. « C’est le train ou le cimetière », résume Alexeï Keznikov, chef d’une administration locale. Le cimetière où échouent les victimes d’un système de soins en déliquescence. Car depuis quinze ans le nombre d’hôpitaux a chuté de moitié, un niveau proche de celui recensé avant la révolution bolchevique. « On va moderniser 1 500 cabinets médicaux », a promis Vladimir Poutine le 1er mars devant l’Assemblée fédérale. Avant d’ajouter : « J’espère qu’on y parviendra. » D’ici là, tous se pressent dans les couloirs du « Saint-Lukas ». Parmi eux, Nikolaï Kazantsev, un ingénieur retraité. Il attend devant le compartiment du chirurgien et se souvient de ses jeunes années à gérer le transport du bois sur la rivière. « A l’époque, on amenait le bulldozer pour élargir le fleuve, ça faisait même remonter la nourriture pour les poissons, raconte-t-il. Mais tout ça c’est terminé. » Son tour arrive. Nikolaï présente ses radios effectuées dans le compartiment voisin. La chirurgienne lui palpe le ventre. « Vous avez mal ? – Non, ça fait même plutôt plaisir. –Et là?–Oui, je sens. – Vous avez quelque chose au niveau du pancréas, lui dit-elle. – Alors j’avais raison de m’inquiéter. Je souffrais un peu mais avec 100 grammes de vodka ça passait. Maintenant ça ne passe plus. – Il faut un examen approfondi, voici une lettre pour votre médecin. » Il sourit. « Quel médecin ? » Il ramasse ses papiers, pensif.
Il y a aussi dans la file Maria, accompagnée de sa fille Sonia, 9 ans. La pédiatre les reçoit. « Elle devient toute rouge et a du mal à respirer quand il fait froid », dit la mère. La fille se laisse examiner. « Elle ne respire que par la bouche, dit le médecin. Il faut que vous alliez voir un ORL. – On n’en a pas ou ils n’ont d’ORL que le nom», s’agace Maria. A cet instant, un train de marchandises passe en sifflant sur l’autre voie et fait trembler le wagon. La pédiatre poursuit. « Essayez cette crème pour les rougeurs, dit-elle en inscrivant un nom sur l’ordonnance. Et si ça persiste il faudra songer à déménager. » La mère referme la porte coulissante, les larmes aux yeux, et croise son mari, un colosse employé dans un abattoir, qui sort tout juste du compartiment du radiologue. « J’ai une hernie au nombril, annonce-t-il. Il me dit que je dois arrêter de porter 10 tonnes de vaches et de cochons par jour. » Il secoue la tête. « Mais arrêter comment ? – Tu crois qu’ils vont t’opérer à l’hôpital ? interroge sa femme. – Il va falloir. – Tu vas payer ? – Non, je vais les convaincre à ma manière. »
Il est 13 heures. Les patients quittent le train. L’heure du déjeuner sonne au wagon-restaurant et les praticiens prennent place sur les banquettes. Au-dessus des têtes, un écran diffuse « L’amour au bureau », un film soviétique. Un homme note les commandes d’un air solennel. C’est le serveur, Alexandre, affecté au « Saint-Lukas » depuis trois ans après une carrière passée dans les trains de passagers. Alexandre est un personnage puissant et il le sait. De son bon vouloir dépendent les petits extras réclamés par ses hôtes. « Alexandre Mikhaïlovitch, est-ce que je peux prétendre au poulet farci à l’ail et aux noix ? » demande l’assistante de l’ophtalmologiste. « Le poulet ne viendra pas. Ce sera une boulette de viande », lui répond-il. Il se permet même de rabrouer le chef Evgueni Potapov. « Vous êtes en retard », lui lance-t-il. Et lorsqu’il le voit s’éloigner, il s’autorise un « va te faire foutre » que seul le destinataire n’entend pas.
La cantine, c’est aussi le lieu des conciliabules. La généraliste Lioudmila, 60 ans, et l’ophtalmologiste Oleg, 69 ans, parlent à voix basse, la tête penchée sur leur assiette. « Je n’en peux plus, je vais sauter de ce train avant la fin », dit la femme. « On a résisté à quatre chefs, on survivra à celui-ci », lui glisse son collègue. « Quand je pense qu’il conseillait à ses patients d’aller voir un allergologue », ajoute-t-elle. L’autre éclate de rire. « Un allergologue ? Mais il en voit où dans ce désert ? » Les tables se vident, Alexandre époussette les nappes à l’aide d’une brosse. Soudain le chef réapparaît. Il s’assied au fond, commande un thé et Alexandre l’aborde. « Voulez-vous savoir ce qui se dit sur vous ? » Evgueni sourit puis lâche : « Allons fumer dehors. »
Il est 14h30. Les patients re
« Je fixe le quota de patients à recevoir et certains peuvent s’améliorer. » Le boss, Evgueni Potapov
viennent. Pas toujours satisfaits des prescriptions rédigées le matin. « Il me demande de retourner voir mon médecin, mais est-ce qu’il sait à quoi ressemblent nos soignants ici ? » lance à sa voisine une femme assise sur un strapontin du corridor. Il suffit de rendre visite à celui des environs. Il exerce dans une maison en bois tapissée de linoléum agrafé au sol et au mur. Il dispose d’une bassine, d’un évier métallique, d’un frigo qui penche dangereusement et d’un électrocardiogramme rangé dans une sacoche. Sur son bureau, nul ordinateur mais un fatras de fiches. Le médecin Anatoli, 25 ans, un jeune originaire de la région, et son infirmière, assis devant leur paperasse, annotent des documents. Ils refusent de parler. « On tient à notre salaire », dit la femme. Et soudain elle s’emporte. « On vit un tel déclin qu’un ordre a dû tomber ! »
Hélicoptère. A quelques dizaines de kilomètres de là, Serguei Nitchaïev, 57 ans, est plus loquace. Il tient un cabinet médical dans une bourgade de 1 300 âmes, au bout de la rue Karl-Marx. C’est l’un des rares à posséder une voiture dans ce coin où les gens cheminent à pied du magasin à leurs maisons, des bicoques en rondins, gardées par des chiens qui ne cessent d’aboyer. Ici un coiffeur offre ses services pour 150 roubles un aprèsmidi par mois à la petite bibliothèque. Il y a aussi une gare où stationne parfois le « Saint-Lukas », avec une pendule bloquée à 6 h 20. Le Dr Nitchaïev, les ongles noircis de terre, interdit l’accès de son bureau. Mais il l’assure : « J’ai Internet à haut débit et je suis ouvert toute l’année sauf les jours fériés.» Il prétend même appeler l’hélicoptère dans les situations d’urgence. « Ça fait partie de mon quotidien», dit-il. De quoi laisser pantois. « Je n’ai jamais vu d’hélicoptère », raconte une habitante qui lâche la manivelle de sa pompe à eau et lève le nez au ciel. « Il ne répond jamais, peste une autre, et quand vous l’avez au bout du fil il vous conseille de boire du thé sucré. Il y a deux mois ma mère est morte parce qu’il n’a pas voulu se déplacer ! » Bien plus loin, à Jandat,
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un hameau d’une centaine ■ d’habitants, cerné par les bouleaux, il n’est même plus question de soins. Une habitante entasse du bois qu’elle vient d’acheter à la scierie chinoise située à l’orée de la forêt. « Je m’excuse si je sens l’alcool, mais on a fêté hier le départ à l’armée d’un cousin », dit-elle. Le dernier mort ? « C’est Valentina, la responsable de la maison de la culture, elle a traîné son cancer pendant cinq ans. » Elle désigne un arrêt de car au bout du chemin. « Vous voyez ? On l’a toujours mais les bus ne passent plus, alors Valentina n’est jamais allée en ville. » Elle pointe maintenant quelques croix qui émergent de la neige. « Elle est là-bas, ditelle. C’est là où on va cueillir les champignons. »
Les hôpitaux pourraient combler le grand vide, il n’en est rien. Tous manquent de spécialistes. Celui d’Ouiarsk, chargé d’une dizaine de villages, est incapable de pourvoir les 25 postes offerts. En ce dimanche il y a tout de même une gynécologue de garde: Irina Psareva, 25 ans, tout juste diplômée de Tomsk. « Je n’ai pas d’expérience », reconnaît-elle. De fait, son visage se décompose à la vue de la première visiteuse au ventre rond et au souffle court. Elle l’amène dans une salle. « Retournez à la maison, allongez-vous et prenez des antidouleurs », lui dit-elle. L’anesthésiste ? « Aujourd’hui, il n’y en a pas », confie-t-elle en pressant le pas vers un homme, les côtes enfoncées à la suite d’une bagarre.
Retour au train. Le compartiment d’Oleg, l’ophtalmologiste, ne désemplit pas. Tous ses visiteurs relatent le passage récent d’une équipe d’inconnus venue au village en voiture pour les ausculter. « Ils m’ont demandé de dire ce que je voyais par la fenêtre et m’ont fait payer la moitié du prix d’une monture que je n’ai jamais reçue », dit une patiente. « Fallait pas ! Ce sont des escrocs ! » fulmine Oleg. Le vieux Alexeï, lui, s’en moque. Des lunettes, il n’en veut pas. Au fil de son check-up il se retrouve tout de même assis derrière les binocles d’Oleg. « Et comme ça vous voyez comment ? – Ah oui, ça change ! Mais je me débrouille bien sans tout ça, persiste-t-il. – Allons, ne soyez pas comme le gamin de la poésie de Maïakovski, faites la différence entre le bien et le mal. – Je vois mon chat, mon chien et mon potager, ça me suffit. » Oleg, découragé, le laisse repartir. « J’en ai vu un qui se met de l’urine de porc dans l’oeil pour soigner sa cataracte », souffle-t-il. Deux wagons plus loin, on s’entasse devant le cabinet dentaire. Les maux sont nombreux, causés par l’épouse du médecin du village, une maniaque de la pince qui se revendique stomatologue. « Au lieu de m’extraire une dent, elle m’en a enlevé deux », dit l’une. « Moi, il ne m’en reste plus que trois », lance une autre. « Mon mari préfère boucher lui-même ses plombages avec de l’époxy », raconte une troisième.
Il est 17 heures, la journée s’achève. Les médecins regagnent leurs couchettes à l’autre bout du train. Une nouvelle file d’attente se forme devant les toilettes transformées en salle de bains et équipées de douchettes. Non loin de là, une femme remplit des seaux de charbon destinés à la locomotive. Puis chacun tente d’oublier sa journée. La généraliste Lioudmila, une serviette nouée sur la tête, vide un paquet de pop-corn en fixant le sol. Le gynécologue Kirill Pankrachkine, portable en main et passionné de paintball, s’abreuve de vidéos de lancers de billes de peinture. « Il faut intégrer la discipline au Jeux olympiques ! » s’exclame-t-il. Chez les laborantines, on aimerait regarder la télé, mais finalement on y renonce. Il y a pourtant un écran dans chaque compartiment à condition de venir avec sa propre antenne satellite et de la braquer vers le ciel sibérien. « Depuis le départ je cherche des satellites », dit l’une d’elles.
Procureur. Il est 19 heures, le gynéco a des fourmis dans les jambes. Si le train reste en gare, Kirill s’adonne au volley-ball. Alors ce soir, il embarque quelques collègues et rejoint la salle de sport de l’unique école. Il arrive avec son ballon neuf, ses genouillères et une tenue jaune fluo qui contraste avec les baskets sans lacets des jeunes du coin. L’équipe du « Saint-Lukas » prend position derrière un filet fatigué face à celle des villageois. La balle fuse mais les points échappent au gynéco et ses partenaires. « Vous dormez ou quoi ? » s’énerve Kirill, dont les fautes s’enchaînent. « Arrête de te prendre pour une star ! » lui rétorque l’assistante du radiologue. Le match se termine dans une ambiance morose.
Arrive le dernier jour avant le retour à Krasnoïarsk. Le chef Evgueni Potapov réunit ses troupes à la cantine avant de leur accorder un repos de quinze jours. Une bonne nouvelle tombe : lors du prochain voyage, le repas du midi sera gratuit. Puis il prend le ton d’un procureur. « Ceux qui n’ont pas rempli leur quota de patients devront reconnaître leur faute en signant ce registre », dit-il. Les visages se ferment. L’ophtalmo Oleg, le gynéco Kirill et la généraliste Lioudmila paraphent le document. Ils savent que leur prime sautera. « Je m’en fiche », chuchote Lioudmila. Sans attendre davantage, elle file à l’avant. Trois patients l’attendent encore. Elle referme la porte derrière le premier et glisse : « Il faut prendre le temps de parler avec eux. »
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Une nouvelle file d’attente se forme devant les toilettes équipées de douchettes.