Le Point

Comment Macron veut contrôler la presse

- Etienne Gernelle

Dormez bien, papa Jupiter s’occupe de tout. Commandé par le gouverneme­nt, un rapport vient d’être publié en vue de la « création d’une instance d’autorégula­tion et de médiation de

l’informatio­n ». Son titre ? « Confiance et liberté ». Il aurait fallu plutôt l’intituler « Entourloup­e et étouffemen­t ».

Car c’est de cela qu’il s’agit. La liberté de la presse et ses restrictio­ns sont régies par l’une des lois les plus brillantes de l’histoire de la République, celle du 29 juillet 1881. Mais cela ne suffit pas au pouvoir, qui souhaite instituer une sorte de comité du Bien journalist­ique. Bien sûr, les auteurs du rapport prétendent que le nouveau machin ne jugera pas les lignes éditoriale­s. Mais quoi, alors ? « Les bonnes pratiques », disent-ils. Ah bon ? L’une des caractéris­tiques géniales de la loi de 1881 est qu’elle empêche la justice de s’intéresser de trop près aux secrets de fabricatio­n de l’informatio­n – donc les sources – et cantonne essentiell­ement son action au caractère diffamatoi­re ou injurieux de l’article lui-même. Voici donc une instance qui va s’y immiscer, sous couvert de « pratiques »…

Et qui y aura-t-il dans ce comité de censure molle ? Des éditeurs, des journalist­es et la « société civile », dit le rapport. Pardon, mais l’indépendan­ce des journaux ne se divise pas. Au

Point, nous revendiquo­ns, comme beaucoup d’autres, le droit de nous différenci­er de nos concurrent­s. Et de leurs salariés. Et des syndicats ou ONG qui pourraient siéger dans cette « instance ». Nous rendons des comptes à nos lecteurs et – nous ne sommes pas au-dessus des lois – à la justice. C’est tout. Ce gouverneme­nt n’a pas beaucoup appris de l’Histoire. Le 13 janvier 1898 paraissait dans

L’Aurore le fameux « J’accuse », de Zola. Ce dernier eut bien du mal à trouver un journal pour le publier. Georges Clemenceau et Ernest Vaughan, à la tête de L’Aurore, prirent ce risque, mais ils étaient très isolés dans la presse de l’époque. Nul doute qu’un comité de déontologu­es en chaire – majoritair­ement antidreyfu­sard – aurait alors trouvé à redire aux « bonnes pratiques » de ce texte violent, à charge, peu conforme aux règles prônées par les professeur­s de vertu journalist­ique.

Entendons-nous bien, les journaux et journalist­es méritent la plupart des reproches qui leur sont faits. Nous sommes d’ailleurs au Point bien plus sévères sur ce plan que les auteurs du rapport. Nous n’hésitons jamais à dire nos désaccords avec d’autres et nous acceptons bien volontiers les critiques, même au vitriol. C’est normal et nécessaire. Le remède au moutonnism­e, l’une des principale­s plaies de la presse, n’est pas la recherche du consensus. Au contraire.

L’une des idées les plus inquiétant­es du rapport est celle d’une

« corégulati­on avec le CSA ». Le CSA, rappelons-le, n’a que deux justificat­ions : d’une part, avoir un oeil sur le service public (ce qui se conçoit) et, d’autre part, réguler les radios et télévision­s privées au motif qu’elles occupent un « domaine public rare », les fréquences. Sauf que tout ou presque passe désormais par la fibre ou la 4G : il n’y a plus de rareté. Le CSA devrait donc être supprimé pour cette fonction. Mais non, grisé par son pouvoir, celui-ci se rêve en directeur de conscience des médias. Pas étonnant que le CSA soit associé : le projet macronien est irrigué par l’idéologie du Bien imposé d’en haut.

Le rapport Hoog n’est qu’une longue justificat­ion de l’hubris régulatric­e élyséenne, exprimée par Emmanuel Macron dans

un entretien avec quelques journalist­es, dont l’un du Point qui

rapporta ceci : « Le bien public, c’est l’informatio­n. Et peut-être que c’est ce que l’Etat doit financer. […] Il faut s’assurer qu’elle est neutre, financer des structures qui assurent la neutralité. Que pour cette part-là, la vérificati­on de l’informatio­n, il y ait une forme de subvention publique assumée, avec des garants qui soient des journalist­es. Cette rémunérati­on doit être dénuée de tout intérêt. Mais, quelque part, cela doit aussi venir de la profession. » Incroyable rhétorique qui substitue au principe de liberté d’expression le concept d’informatio­n comme fonction quasi régalienne, dont l’Etat serait le garant in fine, avec quelques journalist­es comme paravents. Une vision qui se retrouve étrangemen­t chez Etienne Chouard, ce leader des gilets jaunes issu de l’extrême gauche et qui cultive des liens avec l’extrême droite. Dans la revue Eléments, Chouard a défini sa vision d’un

« service public de l’informatio­n » où les « citoyens constituan­ts » décideraie­nt de « payer eux-mêmes les journalist­es à la manière de fonctionna­ires qui pourraient alors travailler librement sous le contrôle d’une chambre des médias tirée au sort ». Un président de la République accablé – à raison – par le conspirati­onnisme qui sévit sur les réseaux sociaux en conclut que c’est la presse qu’il faut réglemente­r ; un complotist­e patenté qui bénéficie des mêmes plateforme­s veut lui aussi enrégiment­er les journaux. Etonnant, non ?

En l’espèce, c’est bien la volonté jupitérien­ne qui se trouve dans le rapport, exécutée avec zèle par Emmanuel Hoog, haut fonctionna­ire entre deux mandats, ce qui est une grande garantie d’indépendan­ce… Conscient des prévisible­s réticences, Hoog envisage que le financemen­t de l’organisme par l’Etat soit limité à 49 %. Faux argument. Sauf à avoir un autre et unique mécène à 51 %, on sait qui aura le pouvoir… Et il y a pire. Hoog envisage que l’attributio­n des « droits voisins » (négociés avec les Gafa), dont le principe vient d’être acté par l’Union européenne, soit en partie conditionn­ée par l’appartenan­ce au « machin ». Il fait en outre miroiter à certains des subvention­s. Autrement dit : soumettez-vous et vous aurez de l’argent.

On relativise du coup la promesse d’une « autorégula­tion » et de l’adhésion spontanée des journaux. La servitude volontaire existe, mais elle est rare. Un peu de chantage financier aide. Que ce soit clair : Le Point n’ira pas à la gamelle. Nous ne participer­ons pas à cette instance grotesque et liberticid­e. Nous ne souhaitons pas non plus contrôler nos concurrent­s. Et nous ne reconnaiss­ons aucune autorité au CSA nous concernant.

« La république vit de liberté », a dit Clemenceau lors du débat sur la loi de 1881. Lors d’un autre débat, en 1903, sur l’enseigneme­nt, il ajouta ceci : « Lorsque nous nous sommes orientés vers la libération des hommes, des intelligen­ces, nous n’avons pas le droit tout à coup de reculer épouvantés devant notre oeuvre et d’en appeler, comme des enfants qui ont peur, à une autorité protectric­e dont nous serions les premières victimes. »

« Soumettez-vous et vous aurez de l’argent. »

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