Kai-Fu Lee L’oracle qui prédit la fin de la Silicon Valley
Chercheur, industriel et désormais investisseur, ce Taïwanais est le meilleur analyste de l’intelligence artificielle. « Le Point » l’a rencontré.
Le plus fin connaisseur de l’intelligence artificielle au monde a 57 ans, adore le jeu de société « Othello » et apprécie la cuisine française, comme celle du restaurant Comme chez maman, dans le quartier des Batignolles, à Paris. Aussi, quand on a appris que Kai-Fu Lee était dans la capitale française, on s’est précipité pour lui faire développer ses prédictions uppercut sur le nouvel ordre mondial, qu’il délivre d’une voix hypnotisante et qu’il ponctue d’un trait d’humour. Alors qu’on venait de demander à cet investisseur taïwanais, installé en Chine, ce qu’il pensait du Social credit system, le système de notation en continu de l’Etat chinois sur son 1,4 milliard de citoyens, il se mit à brocarder la présence d’une caméra de vidéo-surveillance dans la salle parisienne où avait lieu le rendez-vous. L’homme, qui a misé dans une cinquantaine d’entreprises valorisées chacune plus de 100 millions de dollars, compte 50 millions d’abonnés sur Weibo, le Twitter chinois, qui l’a élu parmi
ses membres les plus influents.
Attention, électron libre ! KaiFu Lee est un personnage à part. Au départ chercheur – il a été formé à l’université américaine Carnegie-Mellon –, il a été le premier président de Google en Chine et a exercé des responsabilités chez Apple et Microsoft.
Aujourd’hui, Lee est installé à Pékin et dirige le fonds d’investissement Sinovation Ventures. Les entrepreneurs avec qui il collabore vivent au rythme du « 996 » : ils travaillent de 9 à 21 heures, 6 jours par semaine. Le fonds possède aussi des bureaux à Palo Alto, Shanghai et Shenzhen. Surtout, l’auteur de « AI Superpowers : China, Silicon Valley and the New World Order », paru aux Etats-Unis en 2018 et qui sera publié en français en septembre aux Arènes – « C’est le livre que nous devrions poser sur la table de chevet de tous les eurodéputés et ministres français pour qu’ils réalisent à quel point la guerre a déjà commencé », selon l’énarque, entrepreneur et essayiste Laurent Alexandre – estime que l’Europe est totalement déphasée en matière d’intelligence artificielle (IA). « Avec le RGPD [Règlement général sur la protection des données], vous vous êtes tiré une balle dans le pied. »
Ce règlement européen, mis en oeuvre l’an dernier, encadre l’utilisation des données personnelles pour respecter la vie privée des citoyens et limite, selon Lee, considérablement le nombre de données récoltées. N’est-il pas possible de faire de l’IA avec des données anonymisées, comme le souhaite l’entrepreneur français Rand Hindi avec Snips, un assistant vocal intelligent ? « Cet objectif est très noble, mais je pense fondamentalement que, lorsque nous agrégeons les informations, elles perdent beaucoup de valeur. » Sur ce sujet, Lee s’oppose par exemple à Luc Julia, cocréateur de Siri et récent auteur de « L’intelligence artificielle n’existe pas » (First), pour qui le respect de la vie privée permettra au contraire à l’Europe de se distinguer.
Si l’Europe est hors jeu, la guerre oppose frontalement les Etats-Unis et la Chine. « La culture start-up de la Chine est le yin du yang de la Silicon Valley : au lieu d’être mission
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« Avec le Règlement sur la protection des données, l’Europe s’est tiré une balle dans le pied dans la course à l’IA. » Kai-Fu Lee
driven, c’est-à-dire motivé par ■ l’espoir de changer le monde, les Chinois sont market-driven, c’est-àdire tenus par le désir de s’en sortir économiquement. » Au lieu de voir dans les entrepreneurs chinois des pros de la copie, comme cela a été longtemps le cas en Occident, Lee voit en eux des « gladiateurs » qui, en plus de leur envie de réussir, pourront compter sur la multiplication des données que les citoyens produisent en permanence. Les Chinois font déjà la différence dans les services proposés, comme avec WeChat, dont on peut se servir pour payer sa note au restaurant, appeler un taxi, déverrouiller un vélo en libre-service, gérer ses placements boursiers ou se faire livrer des médicaments à domicile. Des fonctionnalités sans commune mesure avec son concurrent américain, WhatsApp… L’utilisation intensive des données appliquée à l’immense population chinoise va permettre, dans une économie où les data valent de l’or, à la Chine de fixer les règles du nouvel ordre économique mondial.
Le «moment Spoutnik». Pour la Silicon Valley, c’est la gueule de bois en perspective : son idéologie hybride, « mi-geek mi-hippie », n’est, pour lui, plus à même de conduire le monde.
D’après PricewaterhouseCoopers, le développement de l’IA va se traduire par une augmentation du PIB mondial de 15 700 milliards de dollars d’ici à 2030. Près de 7 000 milliards de dollars de cette richesse reviendront à la Chine, soit deux fois plus que la part des Etats-Unis. Cette nouvelle guerre froide qui oppose les EtatsUnis et la Chine a débuté, selon Kai-Fu Lee, le jour de la victoire de DeepMind, société britannique d’intelligence qui appartient à Google, face à Lee Sedol, le meilleur joueur mondial humain de jeu de go, en octobre 2015. Pour les Chinois, cela a été un « moment Spoutnik » : une prise de conscience de l’enjeu stratégique lié au développement de l’IA comparable au lancement, par les Soviétiques, du premier satellite, en 1957, lequel a motivé le lancement du programme de conquête spatial américain. Pour Lee, la maîtrise de l’IA pour les entreprises est devenue « une question de vie ou de mort ». Son argument ? «Il n’y a pas eu, dans l’Histoire, d’autres avancées technologiques permettant, selon les industries, de faire baisser les coûts de moitié ou de doubler les ventes. »
Comment devient-on l’oracle de l’intelligence artificielle, écouté aussi bien par le créateur du concours d’innovation Xprize, l’astronaute Peter Diamandis, par la responsable du Human Centered AI Institute de Stanford, Li FeiFei, que par le chercheur star du MIT, Andrew McAfee ? Kai-Fu Lee naît le 3 décembre 1961 à Taipei. Son père, Li Tianmin, est un ancien élu du parti nationaliste Kuomintang, biographe de Mao Zedong et de Zhou Enlai. A 11 ans, il émigre aux Etats-Unis avec ses parents et ses six frères et soeurs. Il fréquente le lycée de Oak Ridge (Tennessee), une ville de 30 000 habitants jumelée avec Obninsk, en Russie, d’où sont originaires le Nobel Eugene Wigner et l’actrice Megan Fox. C’est un bon élève, timide. Sans ses soeurs, qui ont joué les entremetteuses jusqu’à organiser un rendez-vous surprise, il n’aurait jamais rencontré Shen Ling Hsieh, qu’il épousera, à 22 ans, et qui lui donnera deux filles, Cynthia et Jennifer. Aujourd’hui installée à Pékin, la famille aime se retrouver au temple du Ciel, monument du quartier historique de Xuanwu dans lequel on peut encore se balader dans quelques hutongs – courtes ruelles traditionnelles – ou se rendre au marché aux Perles, à proximité, où sont vendues des antiquités.
Kai-Fu Lee n’est pas accepté à Harvard et est sur liste d’attente à Yale et Stanford. Il choisit donc l’université Columbia, où il étudie l’informatique, et en sort diplômé avec le prix d’excellence summa cum laude. Puis ce sera CarnegieMellon, où il obtient un doctorat en informatique. Pour obtenir sa thèse, il crée en 1988 Bill, automate capable de battre un champion du monde à « Othello » en s’appuyant sur les réseaux bayésiens, c’est-àdire un modèle probabiliste qui tient à la fois compte des connaissances d’experts et de l’expérience contenue dans les données. Il fait alors en parallèle ses armes avec Sphinx, un des premiers outils
de reconnaissance vocale. Cela lui vaut d’être repéré par Apple. Durant six ans, en tant que chercheur scientifique principal, Lee aide à développer des logiciels, comme le lecteur vidéo, la console de jeux maison Bandai Pippin (qui n’a pas résisté à la concurrence de Nintendo) ou encore le système de reconnaissance vocale Casper, créé en 1992. Quatre ans plus tard, il quitte Apple pour rejoindre Silicon Graphics, puis Cosmo Software, un autre éditeur de logiciels alors en vogue. En 1998, Microsoft lui propose de créer une unité de recherche à Pékin. C’est l’occasion d’honorer une promesse qu’il a faite à son père sur son lit de mort, celle de retourner en Chine. Il accepte, même si Jobs en personne l’appelle pour lui demander de revenir chez Apple. En 2005, il est débauché par Google contre 10 millions de dollars, assortis d’un bonus de 2,5 millions et de la promesse de 1,5 million en cash au bout d’un an, pour créer Google.cn, la branche chinoise du moteur de recherche californien. Cela ne fait pas plaisir à Microsoft, qui porte plainte et obtient de lui qu’il ne travaille pas sur des sujets directement concurrents. Au sein de Google, il crée Innovation Works, un fonds de 115 millions de dollars destiné à dénicher les pépites chinoises. En parallèle, Kai-Fu Lee possède des actifs financiers en Chine et aux Etats-Unis.
On demande alors à ce décrypteur hors pair comment il voit le monde en 2050, autant dire dans une éternité. « L’intelligence artificielle nous aura libérés de toutes les tâches routinières tout comme de la faim et de la pauvreté. Et, si nous négocions bien ce raz de marée, cela nous permettra d’utiliser ce temps de manière constructive pour trouver notre âme. » Comment appréhende-t-il la guerre commerciale mondiale et le retour du protectionnisme ? «A très court terme, l’IA exacerbe les inégalités entre les pays. Mais je suis optimiste. D’ici à 2050, le monde sera plus unifié et connecté. » Un risque d’inégalités, donc ? « Les entreprises qui domineront l’intelligence artificielle deviendront incroyablement rentables. Prenez le site d’e-commerce chinois d’achat groupé Pinduoduo. L’entreprise n’a que 3 ans et est déjà valorisée 25 milliards de dollars. Les personnes qui comprennent l’IA vont très vite devenir milliardaires. » Mais aboutira-t-on à une casse sociale pour ceux qui ne sont pas préparés à cette révolution ? « D’ici quinze ans, entre 40 et 50 % des emplois actuels n’existeront plus aux Etats-
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Unis. Je pense que sont particulièrement ■ menacés les assistants de recherche, les traducteurs, tout comme les comptables, les chauffeurs de camion, les plongeurs, les hématologues ou encore les ouvriers agricoles. » Lee égrène, en revanche, une liste de métiers d’avenir car difficilement remplaçables par les machines. C’est le cas des psychiatres, des scénaristes de fiction, des avocats pénalistes ou des masseurs. L’entrepreneur chinois reste optimiste: de la même manière que des millions de paysans sont allés travailler dans les usines au siècle dernier, « ceux qui perdent leurs emplois pourront devenir profs de yoga ou programmeurs. Sur le long terme, le progrès technologique ne se traduit jamais par une réduction d’emplois ou une montée du chômage ».
Nouvelle ère. Quel regard porte cet investisseur sur le mouvement des gilets jaunes ? « Ils ne sont peutêtre pas au courant des sujets dont nous parlons. C’est notre responsabilité. Mais les inégalités ne vont cesser de se creuser avec l’IA… » Quel conseil donnerait-il à Emmanuel Macron ? « La France a une très bonne recherche. Mais le plus important est d’avoir un bon niveau de capital-risque. Je demanderais aux Français qui ont réussi dans la Silicon Valley d’investir en France, en n’hésitant pas à leur donner une récompense s’ils rentrent à Paris. Idem à l’échelle européenne. » Le Vieux Continent accuse en effet un retard par rapport au reste du monde. D’après le cabinet McKinsey, en 2016, « l’Europe ne comptait que pour 11 % des investissements en capital-risque, contre 50% pour les Etats-Unis et près de 40 % pour la Chine ».
Mais, à l’heure de toutes les craintes, que manque-t-il encore aux machines ? « Je me rappelle un Néo-Zélandais qui avait appris 40 000 mots français pour pouvoir jouer au “Scrabble”. Or il était incapable de parler français. C’est un peu le cas des machines. Il leur manque la créativité, la pensée stratégique ou encore la possibilité de prévoir quelque chose. » Pour lui, nous n’en sommes en effet qu’au début de l’aventure. Après l’intelligence artificielle, permise par l’observation de nos clics et par celle des contrats (qu’il appelle respectivement « Internet AI » et « Business AI »), Lee estime que nous allons entrer dans le monde de la perception IA, marqué par la montée en puissance de la réalité augmentée. Avant, et ce sera la dernière frontière, d’aller vers l’« Autonomous AI ». Cette ère du quaternaire, marquée par une multiplication de capteurs, permettra aux machines d’agir de leur propre chef.
Que penser des considérations éthiques? S’il envisage le cas de figure cornélien où une voiture autonome devra choisir entre tourner à droite et avoir 55 % de risque de tuer deux personnes, ou
« A très court terme, l’IA exacerbe les inégalités entre les pays. Mais je suis optimiste. D’ici à 2050, le monde sera plus unifié et connecté. »