L’Etat-nation, roi de l’Europe
N’en déplaise aux souverainistes, les Etats ne se sont jamais aussi bien portés que depuis que l’Union européenne existe.
L’Union européenne émascule l’Etat-nation ! Cette billevesée a la vie longue. Le début de la campagne des européennes en témoigne. Marine Le Pen veut prendre « la défense des nations » contre la technocratie bruxelloise. Ses rivaux souverainistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, abondent dans son sens. Les européistes eux-mêmes alimentent la propagande populiste en décrivant l’Union comme un « dépassement » de l’Etat, lequel serait une survivance désuète d’un passé révolu.
L’Histoire démontre l’inverse. Les Etats-nations ne se sont jamais aussi bien portés sur notre continent que depuis qu’ils ont commencé à s’unir. « L’évolution [de la construction européenne] depuis 1945 est intimement liée à la réaffirmation de l’Etat-nation », souligne l’historien britannique Alan Milward (1). La France et l’Allemagne, en particulier, avaient des buts étatiques évidents en s’engageant dans la voie européenne. « L’intégration était un moyen pour la France de restaurer une puissance nationale forte », rappelle Alan Milward. La République fédérale d’Allemagne, proclamée en 1949, « a épousé cette cause précisément pour se poser comme le futur Etat-nation allemand ». Ce sera chose faite en 1990 avec la réunification, que l’Union a facilitée.
L’UE reste encore aujourd’hui le bouclier efficace des Etats-nations. Elle les aide à s’imposer face aux acteurs internationaux privés, type Google ou Facebook, dont l’influence mondiale est supérieure à celle de nombreux Etats. Elle les préserve des menées impériales de la Russie ou de la Chine. Elle défend ses Etats
membres les plus fragiles contre les menées délétères de leurs voisins – qu’on pense à l’Irlande face au Royaume-Uni depuis le début du Brexit. Elle prévient les risques de sécession. Si la Catalogne n’a pas encore quitté l’Espagne, l’Ecosse le RoyaumeUni ou la Flandre la Belgique, c’est en grande partie par peur de se retrouver hors de l’Union.
L’UE va jusqu’à protéger les Etats contre eux-mêmes. En leur évitant des dérapages budgétaires incontrôlés, elle leur permet de rester solvables et d’échapper à des catastrophes financières. Mieux, la Banque centrale européenne garantit les fins de mois des Etats impécunieux. En imposant des taux d’intérêt nuls, elle leur donne les moyens de vivre avec des dettes colossales qui seraient sans cela insoutenables – qu’on pense à l’Italie mais aussi à la France, dont l’endettement public atteint 100 % du produit intérieur brut.
Dans un article publié le mois dernier sur l’excellent site telos.eu (2), l’économiste Elie Cohen et ses coauteurs observent : « On entend souvent dire que l’Union européenne est malade et inefficace tandis que les seules entités résistantes sont les Etats, notamment les Etats-nations. Un rapide tour d’horizon de la situation des Etats européens prouve le contraire. Ce sont surtout eux qui sont malades. » La crise grecque, par exemple, « est aussi une consolida
La souveraineté nationale, comme l’enseignait Arendt, peut être aussi bien la meilleure source des droits civiques que la pire menace pour eux.
tion à marche forcée d’un “Etat” grec dont on a découvert avec effarement qu’il n’avait d’Etat que le nom », écrivent-ils.
Dans l’esprit des nationalistes, l’Etat-nation est non seulement le seul capable de «nous» protéger contre «les autres», mais aussi le seul cadre dans lequel la démocratie peut librement s’épanouir. C’est oublier que la souveraineté nationale, comme l’enseignait la philosophe Hannah Arendt, peut être aussi bien la meilleure source des droits civiques que la pire menace qui pèse sur eux. L’Europe protège les citoyens en édictant des normes et de bonnes pratiques démocratiques que d’ailleurs les Etats respectent parfois très mal – qu’on pense à la Pologne et à la Hongrie, qui prouvent que l’Etat reste, malgré les pressions de Bruxelles, le principal décideur chez lui. « L’Europe des nations » à laquelle les souverainistes aspirent est précisément l’Europe qui existe aujourd’hui – et qui a tous les défauts de l’Europe des nations, incapable par exemple de décider en matière fiscale autrement qu’à l’unanimité. Qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, l’Etat-nation a encore un bel avenir devant lui
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1. « The European Rescue of the Nation State » (Routledge, 1992, non traduit).
2. « Europe : les inconséquences de Laurent Wauquiez », www.telos-eu.com.
Une occasion unique et inespérée pour que Macron en finisse avec la politique du « en même temps ».