Le Point

Rémi Brague : « C’est un peu notre 11 Septembre »

Le philosophe catholique invite à s’interroger sur le sens de cet héritage spirituel.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER

Le Point : Qu’avez-vous ressenti en voyant Notre-Dame de Paris brûler?

Rémi Brague: La même chose que tout le monde, j’imagine, une réaction très banale : surprise, stupeur, inquiétude, chagrin. Puis admiration pour le courage des pompiers. C’est un peu notre 11 Septembre. C’est un monument symbole de l’histoire de la France, et même de l’Europe, qui brûle…

Oui, Notre-Dame a joué un rôle dans plusieurs étapes de l’histoire de France, par exemple quand, pendant la Terreur, elle fut convertie en temple de la Raison, incarnée par une actrice. Ou quand, en mai 1940, le gouverneme­nt au complet, pourtant fort peu pieux, voire anticléric­al, s’y est rendu pour placer le destin de la France sous la protection de la Vierge Marie. Cinq ans plus tard, à la Libération, de Gaulle y fit chanter un Te Deum. Cela dit, Notre-Dame n’est pas seulement un témoin ou un décor de l’histoire de France ; elle en est aussi un résultat puisque son état actuel – avant l’incendie – était dû à la restaurati­on achevée en 1864 par Viollet-le-Duc. Laquelle était due elle-même, au moins en partie, à la prise de conscience de sa valeur par les romantique­s, à commencer par Victor Hugo, en 1831. Le romantisme était un mouvement d’ampleur européenne : parti d’Allemagne à l’extrême fin du XVIIIe siècle, il balaiera toute l’Europe.

En quoi, selon vous, le rayonnemen­t de NotreDame de Paris dépasse-t-il les murs de l’édifice?

Notre-Dame est un des premiers rayons partis du foyer qu’a représenté la basilique de Saint-Denis, avec la croisée d’ogives et ce qu’elle permet : la structure diaphane, les vitraux, la rosace. Ce qu’on a appelé « gothique » est en fait totalement français – et même francilien. La vague atteint l’Europe, jusqu’à Košice, dans l’est de la Slovaquie. Notre-Dame, comme toutes ses voisines, apporte une sérieuse nuance à l’image sombre d’un Moyen Age qui se résumerait à : les-croisades-et-l’Inquisitio­n. La virtuosité technique de sa constructi­on montre que ces gens n’étaient pas si plongés dans les ténèbres qu’on a voulu nous le faire croire.

Une cathédrale, c’est aussi un symbole d’humanité.

Oui, et d’autant plus que, comme l’a fait remarquer un grand historien des techniques médiévales, l’Américain Lynn White Jr., les cathédrale­s sont les premiers monuments de grandes dimensions qui ont été construits non par des esclaves, mais par des ouvriers libres, et même organisés en guildes – nous dirions aujourd’hui, par anachronis­me, syndiqués.

Faut-il lire cette tragédie comme un témoignage d’humilité de l’homme devant la spirituali­té, le sacré?

Je n’aime pas trop le sacré. On peut sacraliser n’importe quoi : les vaches, la nation, la race, le prolétaria­t, la propriété, l’Histoire, etc. Auquel cas ces nouvelles idoles finissent par exiger des sacrifices humains : « Les dieux ont soif ». Ce qui nous pousse à nous humilier, c’est plutôt la sainteté. Mais la sainteté est elle-même humble. Notre-Dame, comme son nom l’indique, est dédiée à Dieu seul, bien sûr, « sous l’invocation » de la Sainte Vierge. Et c’est elle qui, dans le Magnificat, dit que Dieu a pris en considérat­ion « l’humilité de sa servante ».

Le feu, le spirituel, l’art, l’Histoire… Ces symboles forts qui sont à l’oeuvre, comment les interpréte­z-vous? Et le fait que cet incendie survienne au début de la Semaine sainte pour les catholique­s, à l’approche de Pâques?

Ne donnons pas trop vite une allure providenti­elle à ce qui est sans doute une pure coïncidenc­e. Mais rien ne nous empêche de saisir l’événement comme une occasion de réfléchir à la significat­ion que nous pourrions en tirer, comme une sorte de défi. Et c’est là que la dimension symbolique joue à plein : le feu qui détruit, mais aussi qui purifie ; l’église de pierre, image de l’Eglise faite de pierres vivantes ; l’Histoire, ce passé qui fait boule de neige et produit notre propre présent.

Quelleest votre relation intime à Notre-Dame ?

Mon souvenir de Notre-Dame est plutôt désagréabl­e : le trac que j’ai eu quand il a fallu que j’y prononce une conférence de carême puis, encore plus, quand on m’a demandé d’y organiser toute une série de ces conférence­s.

 ??  ?? Rémi Brague Historien des religions, philosophe et médiéviste. Dernier ouvrage paru : « Sur la religion » (Flammarion).
Rémi Brague Historien des religions, philosophe et médiéviste. Dernier ouvrage paru : « Sur la religion » (Flammarion).

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