Le Point

C’est l’histoire d’un patron devenu curé

Volte-face. Christian LancreyJav­al s’est fait remarquer au mariage de Laura Smet. Qui est ce prêtre rock’n’roll ?

- PAR ÉMILIE TREVERT

Ils sont serrés comme des sardines sur les bancs; les retardatai­res restent debout, s’agglutinan­t devant les portes, certains s’assoient sur les marches, d’autres s’agenouille­nt à même le sol. Ceux qui n’ont pas trouvé de place regardent la retransmis­sion en direct sur écran dans les salles voisines. Nous ne sommes pas à un concert ni à un meeting, mais au sous-sol de la chapelle Notre-Dame-de-Compassion, coincée entre le périph et le Palais des congrès de Paris (17e). Ce dimanche, plus de 500 fidèles – parents, grands-parents, enfants, bébés – se sont pressés, comme tous les dimanches, pour aller écouter le sermon pêchu du père Christian Lancrey-Javal, parfois digne d’un one-man-show.

Si son nom ne vous dit rien, vous avez peut-être aperçu sa bobine sur les photos du mariage de Laura Smet et de Raphaël Lancrey-Javal, son cousin, à Cap-Ferret. C’est lui, en gilet de cuir, jean noir et grosse croix en bois autour du cou qui tient la fille de Johnny par l’épaule (« Laura, je l’adore ! ») et fait le V de la victoire. « Yes ! s’exclame-t-il dans son bureau, les yeux ronds et pétillants. Le mariage de Raphaël et Laura, c’était une grande joie, on sort de là avec la banane ! » Le prêtre de 58 ans, qui n’est pas un habitué de la jetset, assume son côté rock’n’roll. Il aurait adoré célébrer le mariage en présence de Hallyday père, dont il est fan (il avait intitulé son homélie « Quelque chose en nous de Jésus-Christ »). Christian Lancrey-Javal a une tête de toon, une sorte de Droopy heureux au sourire de Mickey. Un sourire indéboulon­nable sur les clichés, mais aussi dans la vraie vie. Sur le parvis de son église, il sourit quand il accueille les fidèles – claquant la bise à certains. Quand il pose sa main sur le crâne des bébés, il sourit, et il sourit encore quand il achève sa messe avant de quitter l’église, serein et léger. Presque en lévitation.

Celui qui signe ses textos « Christian LJ + » et ponctue ses

« J’étais un fumeur de havanes, un bon vivant avec plein de copains, j’étais dans l’éclate. »

Le père Lancrey-Javal

phrases d’émoticones n’est pas du genre à s’exposer. Il passe le plus clair de son temps dans les entrailles de la chapelle à confesser des gens de passage, à célébrer des messes ou à écrire ses homélies. Il a accepté de nous rencontrer après nous avoir googlisés, reconnaît-il. Nous aussi l’avions googlisé et, outre son humour incisif, c’est son parcours qui nous a frappés. L’homme, avant de rentrer dans les ordres à 35 ans, était un bosseur acharné, patron d’un gros cabinet de conseil en communicat­ion dans les années 1990. On découvrira plus tard qu’il était également un fêtard invétéré qui aimait les femmes et qui a bien failli se marier. « J’étais un fumeur de havanes, un bon vivant avec plein de copains, j’étais dans l’éclate », confie-t-il en égrenant son bracelet-chapelet comme un Grec avec son komboloï.

« On a fait la fête ensemble pendant dix ans, confirme son ancien associé et meilleur ami, Matthias Leridon, avec qui il a fondé Tilder. Christian pouvait arriver au bureau à 6 heures du matin avec un cigare, on faisait l’aller-retour Paris-Singapour le vendredi soir juste pour aller dîner. » Tilder, qui conseille les grands patrons de l’époque (GTM, Toyota…), connaît alors une croissance à deux chiffres, Christian est « épanoui », dixit son ami, il a la confiance de ses clients, une vie amoureuse bien remplie… Tout semble lui sourire. Mais il lui manque quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. L’homme dort peu, brûle la chandelle par les deux bouts comme pour éviter « une petite voix » intérieure. « Certaineme­nt, j’attendais un signe.»

A 34 ans, c’est la claque : on lui diagnostiq­ue un cancer. « J’ai fumé mes derniers havanes en regardant le ciel. J’avais une chance sur deux d’y passer, raconte-t-il. Je ne pouvais pas dire que c’était injuste – la vie avait été trop belle –, mais c’était triste de n’avoir vécu que pour moi. Je savais qu’il y avait quelqu’un et que je ne recommence­rais pas pareil. » Après trois mois de réflexion et une chimiothér­apie, le voilà qui « s’entend dire » à un ami devenu prêtre : « Est-ce qu’il y a un âge limite pour entrer au séminaire ? Je me suis dit : “Pourquoi tu dis ça ?” et, en même temps: “C’est pas con…”» Cet enfant du bitume parisien, né à Ho-Chi-Minh, fils d’un cadre et d’une artiste peintre, tous deux très pieux, avait pourtant déserté les bancs de l’église depuis sa philo et ses études de lettres. Il commence par une retraite spirituell­e dans un centre jésuite, à Clamart. « J’arrive un dimanche soir comme un yuppie et on me demande pourquoi je suis là. Je n’avais pas prévu la question et je m’entends dire : “Je cherche le visage du Seigneur.” Après, on fait attention quand on parle », s’amuse-t-il comme pour désacralis­er l’instant qui le fera basculer dans sa deuxième vie. Une semaine de silence et de sobriété suffira à le convaincre. « J’ai su que j’étais rentré à la maison, la guerre était finie. » Sa décision est prise, reste à l’annoncer à ses proches.

« Déconneur ». « Pour tous ceux qui ont connu Christian avant, il était inimaginab­le qu’il devienne prêtre», insiste Matthias Leridon, qui se souvient avec exactitude du jour où son associé lui a annoncé sa vocation. « Il a poussé la porte de mon bureau, et m’a dit: “T’as cinq minutes, faut que je te parle ? Je vais changer de vie.” » Le patron de Tilder est sous le choc. En même temps, cela ne le surprend pas complèteme­nt. « J’ai immédiatem­ent pensé au séminaire, je ne sais pas pourquoi », précise son frère de coeur. Ses copines pleurent, ses copains s’interrogen­t, certains de ses clients le regardent « avec envie » (dixit l’intéressé), ses parents sont « soulagés ». Ils auraient pu imaginer bien « pire »… « Il a trouvé un calme et une sérénité qu’il n’avait pas, mais il garde sa personnali­té d’avant dans sa vie d’aujourd’hui », se rassure Matthias Leridon. Son meilleur ami l’a marié, a marié ses enfants, a enterré son père… C’est la force de cet homme bienheureu­x et jovial: il entraîne dans son sillage tous ceux qu’il croise – grands patrons, amis, amis d’amis, neveux, cousins… « Il a une logique de berger efficace », résume un ami. « C’est un évangélisa­teur, un rassembleu­r », complète un membre de sa famille qui s’est fait baptiser par lui sur le tard. « On vient prendre des forces ici ! » se réjouit le père Lancrey-Javal. Optimiste, il ne croit pas à la crise des vocations.

« Ah, si tous les prêtres étaient comme vous… On retournera­it à la messe tous les dimanches ! » lui répète-t-on. La plupart des paroisses parisienne­s ne connaissen­t pas la crise, mais celle de Notre-Dame-deCompassi­on connaît une affluence record. Cette église basse sans charme – mis à part sa Vierge espagnole bleue – déborde parfois, atteignant­les800fidè­les.Cedimanche de juin, on se serre dans les travées, on essaie d’avoir la meilleure place. Notre voisin, un habitué qui vient d’une autre paroisse, nous rassure. Nous sommes dans le bon axe pour entendre l’homélie du maître des lieux et observer ses « mimiques ».

Le père Lancrey-Javal aime attirer l’attention et amuser son monde, comme il le faisait plus jeune lors des fêtes de famille dans la maison de vacances de Saint-Malo. « Les gens viennent chez moi aussi pour rire », assume-t-il. Alors, l’ancien « déconneur » – dixit un proche – n’hésite pas à jouer l’« animateur de camping » quand il faut décoincer une assemblée et même à danser ! « L’Eglise, c’est comme les beauxparen­ts, il faut faire avec ! » ; « Plus le

« Le plus difficile, ce n’est pas la chasteté, c’est l’obéissance. » Le père Lancrey-Javal

monde est fragile, plus les conviction­s doivent être fortes… » L’ex-communican­t a gardé le sens de la formule. Tantôt il se compare à une « mère de famille » pour le niveau de « charge mentale », tantôt il ose des jeux de mots plus ou moins heureux (entre « ascèce » et « A16 »)… Avant Noël, il prône « trois semaines de détox, en espérant que ce ne soit pas pour remettre ça ensuite », il parle aussi d’écologie, de sexualité, de pédophilie, du diable… Rien n’est tabou. Il ose dire à un couple en crise qu’il n’est « jamais trop tard pour arrêter une erreur », à un ingénieur à la retraite envisagean­t l’euthanasie qu’il est « radin et impatient »…

On rit, on pleure, on philosophe même. « Je me suis longtemps beaucoup embêté à la messe, dit celui qui n’a pas pratiqué pendant dix ans. On sait ce qu’il ne faut pas faire quand on est un ancien cancre. » Le père Lancrey-Javal tient ainsi à son format «cinquante-deux minutes». Pas assez long pour s’ennuyer et tenable pour les enfants. Pour arriver à capter l’assemblée et à vulgariser les textes saints, celui qui se dit « paresseux » travaille beaucoup. A son bureau, Vierge en face, Christ dans le dos et bruit du périph en fond sonore, il écrit. Il gratte, il rature, il corrige. « Je suis censé balayer tous les aspects du mystère religieux, parfois ce n’est pas très folichon… » Pour tester ses homélies, il les fait relire à des proches. « J’ai des groupes conso », dit l’ancien patron qui a gardé la culture du résultat et du progrès. Seul indice d’évaluation pour un prêtre : la quête. Une bonne homélie égale une bonne recette. Dans la dizaine de corbeilles qui circulent à travers l’église, il n’est pas rare que les billets de 10 et de 20 euros pleuvent.

Pour l’ex-chef d’entreprise qui avait sous ses ordres une quinzaine de salariés, le plus dur a été de retourner sur les bancs de l’école. Au séminaire et pendant sept ans. Mais il y a fait de belles rencontres : dans sa « promotion », les deux tiers des apprentis prêtres étaient en « reconversi­on ». Il a sympathisé avec un ancien éleveur de vaches, un ancien banquier, un prestidigi­tateur… « Il détonnait un peu avec son côté grande gueule, raconte l’abbé Alexandre Denis, qui a partagé la maison Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, à Paris, avec lui. C’était un garçon très libre qui n’hésitait pas à dire les choses avec humour et intelligen­ce, mais jamais de manière agressive. » Par exemple, le jour où Christian Lancrey-Javal découvre que les séminarist­es doivent vouvoyer les évêques alors que ces derniers les tutoient, il n’hésite pas à exprimer son désaccord. A-t-il douté de son choix pendant ces longues années d’apprentiss­age ? Non, juret-il, préférant une pirouette : « Je pense que c’est plutôt eux qui ont douté de moi ! » Un ancien séminarist­e confirme : « Sa personnali­té a posé des questions, les formateurs s’inquiétaie­nt de savoir s’ils parviendra­ient à le canaliser. »

« Kärcher ». « Contrairem­ent à ce que l’on pense, le plus difficile, ce n’est pas la chasteté, c’est l’obéissance. Les femmes, [il] les aime », jure-t-il. S’il a failli se marier avant d’entrer dans les ordres – « J’ai été sauvé plusieurs fois. La Providence ! » –, il juge le mariage « incompatib­le » avec ses fonctions. «La vie que l’on mène avec le Christ n’est pas une vie de confort.» D’ailleurs, il est persuadé que si l’on faisait un sondage chez ses « copains prêtres », le non l’emporterai­t. La fin du célibat n’est pas non plus pour lui un remède aux abus sexuels commis par des ecclésiast­iques.

La pédophilie est pourtant un sujet qui le ronge ; pour lui, c’est un «crime contre l’humanité». «Je suis impitoyabl­e avec les irresponsa­bles », dit-il, soudain grave. Pour celui qui a consacré son homélie du 14 juillet à la question de l’exemplarit­é, il faudrait pour les prêtres « coupables de non assistance à personne en danger », a minima, une « déchéance de responsabi­lité ». Une fermeté qui a pu choquer certains fidèles : ne le surnommait-on pas à Neuilly « le grand inquisiteu­r » ? « Qu’on me passe un Kärcher, je ferai le ménage ! » assure-t-il. Pour l’instant, le curé se contente de travailler avec des associatio­ns et d’écouter les victimes.

Il a tout entendu durant sa carrière de confesseur et de chef confesseur, notamment lorsqu’il officiait à Saint-Louis-d’Antin (Paris 9e), qui pratique la confession à la chaîne, dont il a démissionn­é au bout de cinq ans. Et tout vu. Des pénitents athées ou issus d’autres cultures religieuse­s qui sont prêts à avouer leurs péchés à un inconnu. « Les gens se sentent en confiance et puis c’est gratuit ! » Au confession­nal, on parle amour, divisions de famille – « une grande spécialité de l’époque » –, trahison… Une femme d’un certain âge a poussé la porte de sa chapelle ce matin, elle ne s’était pas confessée depuis son mariage. « Pour elle, c’était comme un soin », explique celui qui se voit comme un « assistant médical » de Jésus.

« Le taf du prêtre, c’est l’accompagne­ment. » Parfois un peu psy et conseiller conjugal – la morale chrétienne en plus –, il s’est fixé comme mission de « remettre l’amour au centre ». A force d’entendre tant de couples malheureux, il tente de préparer au mieux «ses» fiancés au mariage. Il leur prescrit « une heure de beauté par mois » et leur conseille d’acheter des livres sur l’amour. Parfois, on le consulte juste pour un avis, on attend de lui du « discerneme­nt » et de la « sagesse ». Récemment, il a conseillé à « un couple qui faisait la gueule » de reporter d’un mois leur mariage. Il baptise aussi à tour de bras les enfants et quelques adultes, sans oublier de danser sa traditionn­elle gigue. « Moi, j’ai trouvé dans l’Eglise une liberté inouïe ! »

Les homélies du père Lancrey-Javal sont consultabl­es sur www.paroisseco­mpassion.fr.

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Communion. Le père Lancrey-Javal vient de célébrer un baptême très applaudi dans la chapelle Notre-Dame-de-Compassion, dans le 17e arrondisse­ment de Paris. La cérémonie se poursuivra par une gigue, sa spécialité.
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 ??  ?? People. Le père Christian Lancrey-Javal vient de marier Laura Smet avec Raphaël Lancrey-Javal, son cousin, en présence de la mère de celle-ci, Nathalie Baye.
People. Le père Christian Lancrey-Javal vient de marier Laura Smet avec Raphaël Lancrey-Javal, son cousin, en présence de la mère de celle-ci, Nathalie Baye.
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Contact. Chaque dimanche, c’est l’affluence dans la paroisse du père Lancrey-Javal, qui a à coeur d’accueillir tous les fidèles. « Ah, si tous les prêtres étaient comme vous… On retournera­it à la messe tous les dimanches ! » lui répète-t-on.
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