Le Point

Jean-Pierre Poulain : « Manger des graines a une dimension symbolique »

De la domesticat­ion des plantes, au néolithiqu­e, au rejet de la viande, le sociologue décortique notre façon de nous nourrir.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE JEANBLANC

Le Point: Les graines étaient-elles au menu de nos ancêtres?

Jean-Pierre Poulain:

Avant la révolution néolithiqu­e, il existait deux grandes familles de modèle alimentair­e. Le premier consistait à grappiller. Il concernait les primates et les groupes humains présents dans un environnem­ent où l’alimentati­on était relativeme­nt abondante et diffuse. Au gré de leurs déplacemen­ts, nos ancêtres mangeaient ce qu’ils trouvaient, des baies et des petits animaux. Dans cet univers, les graines étaient assez secondaire­s. Le second modèle reposait sur la chasse. Les individus vivaient dans des biotopes ressemblan­t à la savane, peuplés de gros animaux. Ils devaient coopérer pour les attraper. Au cours de la révolution néolithiqu­e, les population­s vont domestique­r un certain nombre de plantes, notamment celles qui se reproduise­nt annuelleme­nt et qui peuvent donc être stockées sous forme de graines. Cela transforme totalement l’organisati­on sociale. De grands groupes se constituen­t, car il faut protéger les récoltes. On pense que là est l’origine des Etats. On entre alors dans l’ère de l’agricultur­e ; l’élevage se développe aussi. La consommati­on de viande ne cesse d’augmenter.

Les protéines végétales contenues dans les graines valent-elles les protéines animales?

Non. Les protéines animales ont un meilleur équilibre en acides aminés (les éléments qui composent les protéines) qu’elles contiennen­t sous toutes leurs formes et dans de bonnes proportion­s. Mais, pour compenser la faiblesse en différents acides aminés des végétaux, il suffit de combiner les céréales et les légumineus­es au cours d’un même repas ou d’une même journée. Ce que les population­s font de façon empirique depuis fort longtemps. Ainsi, dans le couscous, on trouve de la semoule de blé et des pois chiches. En Amérique du Sud, on mange du riz avec les haricots rouges ; en Asie, du riz et du soja.

Les pays occidentau­x consomment de moins en moins de viande. Pourquoi?

Il est difficile de généralise­r. Il y a indéniable­ment un effet des crises alimentair­es, notamment celle de la vache folle dans les années 1990. Par ailleurs, les gens peuvent voir surgir sur l’écran de leur téléviseur, alors qu’ils sont en train de manger un steak, des images tournées dans des abattoirs, scènes inédites pour les contempora­ins urbanisés. Car la mort animale a disparu du paysage. Dans les sociétés rurales des années 1960, on tuait le canard le samedi et on le mangeait le dimanche. En outre, plus on s’urbanise, plus les animaux deviennent des compagnons. Regardez l’évolution de leur nourriture. Jadis, le chien mangeait les restes. Maintenant, il a droit à des pâtées nutritionn­elles adaptées à son âge et à ses besoins. On applique notre conception de la nutrition à l’animal. C’est un large processus d’anthropomo­rphisme.

La viande n’est-elle pas vue, désormais, comme un facteur de risque?

Au XIXe siècle, on meurt surtout de maladies épidémique­s. Le risque est d’autant plus élevé qu’on est mal nourri. Aujourd’hui, on a basculé dans une mortalité de dégénéresc­ence, par maladies cardio-vasculaire­s et cancers. On connaît désormais les facteurs de risque, notamment alimentair­es, de ces affections. Et la viande est mise à l’index, même si le discours nutritionn­el contempora­in repose en grande partie sur des enquêtes américaine­s, alors que la consommati­on française est bien inférieure à celle des Nord-Américains.

D’où le retour en force des légumes et des graines dans une partie de la population.

Dans tous les pays développés, on trouve des franges éduquées et plus sensibilis­ées que d’autres aux questions environnem­entales. Au sortir de la guerre, manger de la viande était un symbole de bien-être social. Aujourd’hui, c’est l’alimentati­on à base de légumes et le végétarism­e qui séduisent les gagnants du système contempora­in. D’ailleurs, de plus en plus de restaurant­s proposent des plats sans viande. Mais attention, la consommati­on de légumes continue à baisser en France. Et le fait de manger des graines a une dimension symbolique : ce sont elles qui portent sous une forme ramassée la puissance de la future plante, sa vie ■

« Depuis longtemps, on combine les céréales et les légumineus­es. Dans le couscous, on trouve de la semoule de blé et des pois chiches. »

 ??  ?? Jean-Pierre Poulain Sociologue et anthropolo­gue. Dernier ouvrage paru : « Dictionnai­re des cultures alimentair­es » (PUF).
Jean-Pierre Poulain Sociologue et anthropolo­gue. Dernier ouvrage paru : « Dictionnai­re des cultures alimentair­es » (PUF).

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