Ces chefs qui sèment à tout vent
Comment les toques magnifient les graines.
Ce sont des parfums d’enfance qui l’ont marqué à vie. Ceux de la polenta que sa tante italienne Irma préparait lors des vacances d’été au milieu des années 1970, à Saint-Jean-en-Royans, dans le Vercors drômois. Le petit Jean-François Piège se glissait toujours dans la cuisine pour décoller la fine pellicule craquante qui s’était formée au fond de la bassine en cuivre où avait été préparée la galette de farine de maïs. Il la conservait précieusement et la nappait de confiture de fraises pour son quatre-heures. Voilà le souvenir qui a convaincu le cuisinier de surprendre ses convives, en 2013, avec une feuille croustillante de quinoa. Une (r)évolution de palais
à l’époque ! Six ans plus tard, le chef 2 étoiles du Grand Restaurant, à Paris, continue de chouchouter les graines. « Elles ne sont pas là pour décorer, mais bel et bien pour apporter des émotions. Elles doivent rendre un plat exceptionnel et pas sensationnel. Le danger serait de les considérer comme une mode en en mettant partout », confie-t-il en évoquant sa langoustine cuite sur un pavé parisien et recouverte de sarrasin qu’il a imaginée à sa table amirale, près des Champs-Elysées.
La toque de 48 ans leur a même réservé une place d’honneur à la carte de son Clover Green centré sur le végétal, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, pour « apporter des contrastes de textures et de goûts ». La preuve avec sa blanquette de légumes où l’orge,
le lin et le millet pactisent en compagnie de carottes, de pommes de terre et de navets, ou encore avec son tajine de légumes de saison escortés d’une variation de pois chiches crus, cuits et soufflés.
Naturalité. « Les graines, c’est l’école de la patience », glisse Romain Meder. Le chef 3 étoiles du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée, à Paris, a défriché en profondeur le sujet en inaugurant en 2014 le concept de naturalité. Une détonante trilogie de poissons, de céréales et de légumes lancée par le maître monégasque. Sa dernière découverte ? Le chanvre, qu’il associe aux concombres de terre et de mer et au cassis. « Il y en avait d’immenses champs près de chez mes parents, en Haute-Saône. Jamais je n’aurais imaginé que ce matériau isolant atterrirait un jour dans l’une de mes assiettes. Son côté toasté rappelle la saveur gourmande du beurre », s’enthousiasme le Franc-Comtois. Son incontournable signature témoigne que « les graines peuvent jouer les premiers rôles » : des lentilles vertes du Puy mariées à du caviar et à une délicate gelée d’anguille, le tout accompagné d’une coupelle de crème crue à étaler sur une galette de sarrasin. « Aujourd’hui, je n’ai pas exploré 10 % de ce que l’on pouvait faire avec les graines. Elles renferment tellement de secrets », s’extasie le garçon de 40 ans.
En débarquant au Mirazur, à Menton, en 2006, Mauro Colagreco a apporté avec lui une partie de son Amérique du Sud. L’Argentin (3 étoiles cette année au Michelin) s’est livré à un trafic pour le moins insolite. « J’ai fait de la contrebande de graines », en rigole-t-il encore. Le « gaucho » a importé en France du quinoa – rouge, noir, blanc –, du chia et de l’amarante. « Elles étaient loin d’avoir la cote d’aujourd’hui », se rappelle-t-il. D’incroyables sources de protéines qui lui ont permis de détourner certaines spécialités emblématiques en remplaçant « l’originel par l’original ». A l’image de son risotto aux champignons où le quinoa s’est substitué au riz. « C’est inattendu, digeste et bon pour la santé », clame-t-il.
Une profession de foi que n’a cessé de marteler le cuisinier et auteur israélien Yotam Ottolenghi depuis le tournant du XXIe siècle.
Les livres de recettes de cet autodidacte possédant plusieurs adresses à Londres – savants mélanges entre restaurant, traiteur, pâtisserie, boulangerie et épicerie fine au sein d’un même lieu – s’arrachent aux quatre coins de planète. D’inspirants best-sellers dont les chefs devraient prendre de la graine ■
« Les graines ne sont pas là pour décorer, mais pour apporter des émotions. » Jean-François Piège, chef du Grand Restaurant, à Paris