Le Point

Luc Long, le plongeur qui a ressuscité César

Luc Long est archéologu­e en eaux troubles, celles du Rhône et des rivages de la Camargue. Il réveille les trésors antiques de leur sommeil liquide.

- PAR MICHEL COLOMÈS

Cela l’ amuse beaucoup, Luc Long, quand on lui demande comment il fait pour trouver des navires engloutis dans les profondeur­s des mers depuis deux mille ans : « C’est parce que je me fie au comporteme­nt des poissons, sourit-il. A dire vrai, un mélange heureux d’intuition et de technique assez sophistiqu­ée. » Il a travaillé pendant trente ans, explique-t-il, avec Alain Chabaud, un plongeur qui avait un sens exceptionn­el pour dénicher des épaves. Heureuseme­nt pour Luc, Pascal, le fils de ce plongeur, a le même don : « C’est d’abord une lecture très personnell­e du sonar acoustique. Il arrive ainsi avec précision à connaître la densité du sédiment qui a recouvert un objet. » Et selon cette donnée à en déduire la possible présence d’une ou plusieurs épaves. Mais, ajoute-t-il en riant : « Ce sont aussi les oiseaux qui le guident. Quand les mouettes et les gabians tournoient et se concentren­t sur un endroit précis, c’est qu’il y a du poisson. Et s’il y a une grosse concentrat­ion de poissons, c’est souvent parce qu’il y a une épave. Avec ses crabes et ses congres qui l’ont colonisée, car c’est pour eux une véritable oasis. En constituan­t des abris aux coquillage­s, aux algues, et à tous les types de crustacés, elle favorise la biodiversi­té. »

Pour sa campagne d’été qui va reprendre ces jours-ci, au large des Saintes-Maries-de-la-Mer, Luc Long n’aura même pas besoin de guetter les bancs de poissons. Depuis deux ans, lui et son équipe du Départemen­t des recherches archéologi­ques subaquatiq­ues et sous-marines (DRASSM) ont trouvé une bonne vingtaine d’épaves dans l’embouchure du Rhône, entre Fossur-Mer et Le Grau-du-Roi.

Luc Long, 66 ans, est, tel le dieu Janus, un homme a deux faces. L’une est celle de l’archéologu­e, passionné d’antiquité, titulaire d’une chaire d’archéologi­e subaquatiq­ue à Nîmes, conservate­ur en chef de la DRASSM. L’autre, celle d’un scaphandri­er et homme-grenouille, entraîné comme un athlète de haut niveau, qui, depuis 1979, a plongé partout ou presque où il y avait des épaves, en Méditerran­ée : à Hyères, en Libye, à Malte, en Corse.

C’est à Arles, à seulement 400 mètres de chez lui, qu’il a fait la découverte de sa vie, il y a douze ans : un buste de César, de 46 avant notre ère, la seule sculpture retrouvée dans le monde datant du vivant du conquérant des Gaules. Un trésor de marbre exceptionn­el qu’il a sorti «de son sommeil liquide», comme l’avait joliment dit Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture. Dès que cette pièce magnifique a été exposée, le musée antique d’Arles a multiplié par dix sa fréquentat­ion. Au point qu’il a fallu l’agrandir. Et depuis son découvreur la présente dans tous les musées du monde.

L’aventure avait commencé en 1986. Un ami avait dit à Luc Long avoir repéré un amas d’amphores dans le Rhône. « Moi qui étais habitué aux eaux claires de Méditerran­ée, je me suis retrouvé, en plein mois de novembre dans une eau qui faisait à peine 9 °C et surtout presque dans le noir, avec une visibilité qui ne dépassait pas 40 centimètre­s, avec des tas de particules en suspension et une odeur fétide épouvantab­le. Mais, au cours de la plongée, j’aperçois d’abord une roue puis un camion bien contempora­ins, et enfin – vision surréalist­e et anachroniq­ue – sur le siège du conducteur une amphore espagnole datant du Ier siècle de notre ère… »

Ces quarante-cinq minutes de plongée bouleverse­nt la vie de Luc Long. Dès lors, il se consacre aux fouilles sous-marines dans le Rhône et à son embouchure. Jusqu’alors, il y avait eu peu de plongées dans cette partie du fleuve en raison des conditions difficiles dans lesquelles elles se déroulaien­t. Quant à celles qui auraient pu avoir lieu au large de la Camargue, là aussi, en raison des courants et d’une eau souvent troublée par le sable et les limons brassés par le fleuve quand il se jette dans la mer, elles avaient été négligées par les clubs de plongée, qui opèrent plus à l’ouest. Ce qui par chance a découragé les habituels amateurs voleurs d’amphores.

Or des restes de navires, des poteries, des céramiques, de la vaisselle, des armes, des casques, des statues et même des plaques de marbre, datant d’une période allant du Ier siècle avant J.-C. au IVe siècle de notre ère, il y en a beaucoup dans ces parages que les archéologu­es ont repérés et parfois retirés des profondeur­s de cette eau trouble. Luc Long

Luc Long a plongé partout ou presque où il y avait des épaves en Méditerran­ée.

considère même que c’est ■

« le plus grand cimetière du monde romain dans le monde ». Car les vents marins et le mistral soufflent souvent avec une violence inouïe sur cette côte et les bancs de sable et le rivage sont difficiles à apercevoir depuis la vigie du mât d’un bateau. Si bien qu’à toutes les époques beaucoup de navires se sont échoués dans la tempête.

Difficulté­s. Pourquoi là ? Parce que pendant huit ans, au Ier siècle avant notre ère, la conquête de la Gaule par César a été rendue possible par une logistique au point : un avant-port maritime, situé sur un lagon naturel, devant l’actuel village des Saintes-Maries-de-la -Mer, et recouvert depuis par l’eau (il se trouve aujourd’hui à 600 mètres du rivage). Il accueillai­t des navires en provenance de toute la Méditerran­ée. A cet endroit, « qui était pratiqueme­nt devenu un port de Rome », ils transférai­ent les cargaisons de vin, de blé, de marbre, de lingots d’acier pour les armes, sur des barges à fond plat qui, à la voile quand le temps le permettait ou halées par des bêtes de somme, remontaien­t le Rhône jusqu’à Arles et au-delà. Non pas par l’un des bras actuels, mais par une troisième voie navigable, envasée depuis et située à peu près au milieu du delta, le long de l’étang du Vaccarès, le Rhône de Saint-Ferréol.

Ce sont des zones de fouille d’une difficulté extrême pour les archéologu­es plongeurs : d’abord au large de la Camargue, parce que pendant des années les chaluts des pêcheurs ont ratissé sans précaution le paysage sous-marin, dispersant les vestiges antiques, cassant les céramiques, brisant les amphores. Au grand dépit des équipes de Luc Long.

Dans le Rhône lui-même les difficulté­s ne sont pas moindres. D’abord en raison de la visibilité, encore plus faible qu’à l’embouchure. Ce qui entraîne une procédure de travail très contrainte : après un repérage de la zone de fouille avec des sondeurs multifaisc­eaux, les archéologu­es balisent le terrain grâce à un carroyage de cordages retenus par des fers à béton matérialis­ant des carrés de 4 mètres carrés. Dans chaque carré de l’échiquier travaillen­t deux plongeurs, qui, pour se déplacer dans le noir presque complet, comptent les intersecti­ons et repèrent les numéros des carrés sur les piquets retenant les cordages. Pendant qu’ils travaillen­t, il font parfois de curieuses rencontres : celles de silures, des poissons à la taille impression­nante, parfois jusqu’à 3 mètres. « Ils ne sont pas méchants, dit Luc Long, ils se contentent de jouer avec nos palmes… »

Plus dangereuse­s sont les hélices des péniches qui remontent le fleuve et obligent à une veille incessante en dépit des bouées indiquant une plongée en cours.

Péril d’une nature différente, celui des pilleurs d’épaves avec lesquels Luc Long a souvent eu maille à partir. Comme cette bande qui sur la rive observait la progressio­n des plongeurs à la jumelle, notamment au moment de la découverte du buste de César. Ce que ses membres ne savaient pas, c’est qu’ils étaient eux-mêmes épiés par la douane. Des situations qui ont parfois obligé les archéologu­es à remonter des statues de nuit. L’affaire s’est terminée par une descente d’agents de la douane armés dans des appartemen­ts où les pilleurs cachaient le butin volé dans le Rhône : outre des amphores, un nombre incroyable de pièces de monnaies romaines ou espagnoles.

Pour dégager de leur gangue minérale les objets découverts, les archéologu­es travaillen­t avec une suceuse reliée à une puissante pompe qui aspire les sédiments. Avant de remonter les vestiges à la surface – parfois à l’aide de ballons gonflables quand ils sont lourds –, on enregistre soigneusem­ent leur position dans le carré en effectuant une triangulat­ion grâce à des points précis sur la rive, leur situation par rapport à d’autres objets trouvés à proximité permet de reconstitu­er leur histoire.

Car c’est cela qui passionne Luc Long : «Prenez César. Moi, au premier coup d’oeil, je le reconnais quand

je le sors de l’eau, avec ses tempes dégarnies, ses plis au cou et une pomme d’Adam très particuliè­re. Le marbre est d’une qualité exceptionn­elle. Le style de la sculpture est le signe d’un grand artiste. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Ma première hypothèse est qu’au moment où César a été assassiné, en 44 avant J.-C., les partisans de Pompée, le rival qu’il avait vaincu, cassent sa statue et la jettent dans le Rhône. Je venais de voir les statues de Saddam Hussein déboulonné­es, cela faisait partie de l’ordre des choses. » En même temps, Luc Long découvre tout autour une quarantain­e de statues de divinités qui n’avaient sûrement pas les mêmes raisons de se trouver là. Et ensuite les chercheurs exhument les restes d’un four à chaux un peu plus haut sur la rive. Il est à 35 mètres du bord et date du IVe siècle de notre ère.

Une seconde hypothèse surgit : si toutes ces statues, y compris celle de César, ont été rassemblée­s près de ce four, c’est pour être transformé­es en chaux. Or d’après des pièces de monnaie retrouvées à proximité, cela s’est passé vers 395, sous le règne de Théodose. Cet empereur, avec l’excès des nouveaux convertis, était une sorte de « taliban de la chrétienté ». Il avait ordonné de briser toutes les statues des anciennes divinités païennes. Or César a été quasiment divinisé après sa mort.

Comment a-t-il échappé à cette destructio­n programmée ? Les archéologu­es se sont aperçus que l’activité du four à chaux avait dû être interrompu­e à cause d’une importante crue du Rhône, qui à l’époque n’était pas endigué. Cette crue a noyé le four à chaux, emportant vers le lit du fleuve les statues sur le point d’être détruites. En somme, César a été sauvé par le Rhône.

Moins spectacula­ire, parce qu’elle n’a ni la même valeur artistique ni le même pouvoir d’émotion que la statue de César, la dernière découverte de Luc Long, l’an dernier, au large de la Camargue, est cependant inapprécia­ble pour les archéologu­es. C’est la première fois que l’on déniche une roue de Métagénès. Il s’agit du système très ingénieux grâce auquel les Romains transporta­ient des blocs de pierre ou de marbre rectangula­ires en les fixant à deux roues cerclées d’acier qui, tirées par des bêtes de somme, tournaient sur eux-mêmes et permettaie­nt d’aller jusqu’au chantier de constructi­on. Après avoir ramené les cerclages, en 2018, il reste cette année aux archéologu­es à remonter les deux blocs de marbre qu’ils ont permis de transporte­r. Ce qui n’est pas une mince affaire, l’un des deux pèse au moins 30 tonnes et il est à 20 mètres de fond.

Cette roue de Metagénès sera la vedette du futur musée de 800 mètres carrés consacré aux trésors, datant de l’Antiquité mais aussi d’époques plus récentes, découverts le long des côtes de Camargue, qui devrait ouvrir dans un peu plus d’un an aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Luc Long, reconnaiss­ant de l’aide que lui a apporté Roland Chassain, le maire depuis vingt ans, a lui-même dessiné les vitrines et choisi les objets à exposer. Avec le musée Arles antique et celui de la Romanité, à Nîmes, l’ambition est d’offrir aux visiteurs de ces trois sites, qu’ils pourront visiter avec un pass commun, un aperçu unique de ce que fut l’empreinte romaine en Provence.

Et ce n’est sans doute que le début de l’histoire. « Contrairem­ent à ce qui se passe sur terre, où les constructi­ons s’ajoutent, se superposen­t, un bateau, dit Luc Long, quand il a coulé, c’est comme une tombe. Rien ne bougera plus. Tout est scellé. » Luc Long estime avoir trouvé en trente ans de plongée tout juste 10 % de ce que le Rhône et les rivages de la Camargue conservent comme trésors antiques depuis deux mille ans. Il n’a pas envie pour autant d’accélérer ses recherches. « Il faut, dit-il sagement, laisser du patrimoine intact à découvrir aux génération­s futures. »

Les fonds marins de la Camargue sont le plus grand cimetière de vestiges du monde romain.

 ??  ?? Révélé. « M…, c’est César ! » s’exclame Luc Long, en découvrant, en 2007, dans les eaux glauques du Rhône un buste attribué au vainqueur des Gaules.
Révélé. « M…, c’est César ! » s’exclame Luc Long, en découvrant, en 2007, dans les eaux glauques du Rhône un buste attribué au vainqueur des Gaules.
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 ??  ?? Trésor. En 2007, lors d’une campagne de recherches, l’équipe de Luc Long (ci-dessus) sort du Rhône un buste de Jules César, datant de 46 avant notre ère, unique marbre retrouvé réalisé de son vivant.
Trésor. En 2007, lors d’une campagne de recherches, l’équipe de Luc Long (ci-dessus) sort du Rhône un buste de Jules César, datant de 46 avant notre ère, unique marbre retrouvé réalisé de son vivant.
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 ??  ?? Inventaire. Luc Long effectue un dessin précis d’une petite statue d’Esculape.
En macaron, une pièce d’or à l’effigie de l’empereur Valentinie­n, IVe siècle avant notre ère.
Inventaire. Luc Long effectue un dessin précis d’une petite statue d’Esculape. En macaron, une pièce d’or à l’effigie de l’empereur Valentinie­n, IVe siècle avant notre ère.
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 ??  ?? Rareté. En 2018, relevage d’une des deux roues de Metagénès à l’aide d’un ballon gonflable.
Rareté. En 2018, relevage d’une des deux roues de Metagénès à l’aide d’un ballon gonflable.

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