Luc Long, le plongeur qui a ressuscité César
Luc Long est archéologue en eaux troubles, celles du Rhône et des rivages de la Camargue. Il réveille les trésors antiques de leur sommeil liquide.
Cela l’ amuse beaucoup, Luc Long, quand on lui demande comment il fait pour trouver des navires engloutis dans les profondeurs des mers depuis deux mille ans : « C’est parce que je me fie au comportement des poissons, sourit-il. A dire vrai, un mélange heureux d’intuition et de technique assez sophistiquée. » Il a travaillé pendant trente ans, explique-t-il, avec Alain Chabaud, un plongeur qui avait un sens exceptionnel pour dénicher des épaves. Heureusement pour Luc, Pascal, le fils de ce plongeur, a le même don : « C’est d’abord une lecture très personnelle du sonar acoustique. Il arrive ainsi avec précision à connaître la densité du sédiment qui a recouvert un objet. » Et selon cette donnée à en déduire la possible présence d’une ou plusieurs épaves. Mais, ajoute-t-il en riant : « Ce sont aussi les oiseaux qui le guident. Quand les mouettes et les gabians tournoient et se concentrent sur un endroit précis, c’est qu’il y a du poisson. Et s’il y a une grosse concentration de poissons, c’est souvent parce qu’il y a une épave. Avec ses crabes et ses congres qui l’ont colonisée, car c’est pour eux une véritable oasis. En constituant des abris aux coquillages, aux algues, et à tous les types de crustacés, elle favorise la biodiversité. »
Pour sa campagne d’été qui va reprendre ces jours-ci, au large des Saintes-Maries-de-la-Mer, Luc Long n’aura même pas besoin de guetter les bancs de poissons. Depuis deux ans, lui et son équipe du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM) ont trouvé une bonne vingtaine d’épaves dans l’embouchure du Rhône, entre Fossur-Mer et Le Grau-du-Roi.
Luc Long, 66 ans, est, tel le dieu Janus, un homme a deux faces. L’une est celle de l’archéologue, passionné d’antiquité, titulaire d’une chaire d’archéologie subaquatique à Nîmes, conservateur en chef de la DRASSM. L’autre, celle d’un scaphandrier et homme-grenouille, entraîné comme un athlète de haut niveau, qui, depuis 1979, a plongé partout ou presque où il y avait des épaves, en Méditerranée : à Hyères, en Libye, à Malte, en Corse.
C’est à Arles, à seulement 400 mètres de chez lui, qu’il a fait la découverte de sa vie, il y a douze ans : un buste de César, de 46 avant notre ère, la seule sculpture retrouvée dans le monde datant du vivant du conquérant des Gaules. Un trésor de marbre exceptionnel qu’il a sorti «de son sommeil liquide», comme l’avait joliment dit Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture. Dès que cette pièce magnifique a été exposée, le musée antique d’Arles a multiplié par dix sa fréquentation. Au point qu’il a fallu l’agrandir. Et depuis son découvreur la présente dans tous les musées du monde.
L’aventure avait commencé en 1986. Un ami avait dit à Luc Long avoir repéré un amas d’amphores dans le Rhône. « Moi qui étais habitué aux eaux claires de Méditerranée, je me suis retrouvé, en plein mois de novembre dans une eau qui faisait à peine 9 °C et surtout presque dans le noir, avec une visibilité qui ne dépassait pas 40 centimètres, avec des tas de particules en suspension et une odeur fétide épouvantable. Mais, au cours de la plongée, j’aperçois d’abord une roue puis un camion bien contemporains, et enfin – vision surréaliste et anachronique – sur le siège du conducteur une amphore espagnole datant du Ier siècle de notre ère… »
Ces quarante-cinq minutes de plongée bouleversent la vie de Luc Long. Dès lors, il se consacre aux fouilles sous-marines dans le Rhône et à son embouchure. Jusqu’alors, il y avait eu peu de plongées dans cette partie du fleuve en raison des conditions difficiles dans lesquelles elles se déroulaient. Quant à celles qui auraient pu avoir lieu au large de la Camargue, là aussi, en raison des courants et d’une eau souvent troublée par le sable et les limons brassés par le fleuve quand il se jette dans la mer, elles avaient été négligées par les clubs de plongée, qui opèrent plus à l’ouest. Ce qui par chance a découragé les habituels amateurs voleurs d’amphores.
Or des restes de navires, des poteries, des céramiques, de la vaisselle, des armes, des casques, des statues et même des plaques de marbre, datant d’une période allant du Ier siècle avant J.-C. au IVe siècle de notre ère, il y en a beaucoup dans ces parages que les archéologues ont repérés et parfois retirés des profondeurs de cette eau trouble. Luc Long
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Luc Long a plongé partout ou presque où il y avait des épaves en Méditerranée.
considère même que c’est ■
« le plus grand cimetière du monde romain dans le monde ». Car les vents marins et le mistral soufflent souvent avec une violence inouïe sur cette côte et les bancs de sable et le rivage sont difficiles à apercevoir depuis la vigie du mât d’un bateau. Si bien qu’à toutes les époques beaucoup de navires se sont échoués dans la tempête.
Difficultés. Pourquoi là ? Parce que pendant huit ans, au Ier siècle avant notre ère, la conquête de la Gaule par César a été rendue possible par une logistique au point : un avant-port maritime, situé sur un lagon naturel, devant l’actuel village des Saintes-Maries-de-la -Mer, et recouvert depuis par l’eau (il se trouve aujourd’hui à 600 mètres du rivage). Il accueillait des navires en provenance de toute la Méditerranée. A cet endroit, « qui était pratiquement devenu un port de Rome », ils transféraient les cargaisons de vin, de blé, de marbre, de lingots d’acier pour les armes, sur des barges à fond plat qui, à la voile quand le temps le permettait ou halées par des bêtes de somme, remontaient le Rhône jusqu’à Arles et au-delà. Non pas par l’un des bras actuels, mais par une troisième voie navigable, envasée depuis et située à peu près au milieu du delta, le long de l’étang du Vaccarès, le Rhône de Saint-Ferréol.
Ce sont des zones de fouille d’une difficulté extrême pour les archéologues plongeurs : d’abord au large de la Camargue, parce que pendant des années les chaluts des pêcheurs ont ratissé sans précaution le paysage sous-marin, dispersant les vestiges antiques, cassant les céramiques, brisant les amphores. Au grand dépit des équipes de Luc Long.
Dans le Rhône lui-même les difficultés ne sont pas moindres. D’abord en raison de la visibilité, encore plus faible qu’à l’embouchure. Ce qui entraîne une procédure de travail très contrainte : après un repérage de la zone de fouille avec des sondeurs multifaisceaux, les archéologues balisent le terrain grâce à un carroyage de cordages retenus par des fers à béton matérialisant des carrés de 4 mètres carrés. Dans chaque carré de l’échiquier travaillent deux plongeurs, qui, pour se déplacer dans le noir presque complet, comptent les intersections et repèrent les numéros des carrés sur les piquets retenant les cordages. Pendant qu’ils travaillent, il font parfois de curieuses rencontres : celles de silures, des poissons à la taille impressionnante, parfois jusqu’à 3 mètres. « Ils ne sont pas méchants, dit Luc Long, ils se contentent de jouer avec nos palmes… »
Plus dangereuses sont les hélices des péniches qui remontent le fleuve et obligent à une veille incessante en dépit des bouées indiquant une plongée en cours.
Péril d’une nature différente, celui des pilleurs d’épaves avec lesquels Luc Long a souvent eu maille à partir. Comme cette bande qui sur la rive observait la progression des plongeurs à la jumelle, notamment au moment de la découverte du buste de César. Ce que ses membres ne savaient pas, c’est qu’ils étaient eux-mêmes épiés par la douane. Des situations qui ont parfois obligé les archéologues à remonter des statues de nuit. L’affaire s’est terminée par une descente d’agents de la douane armés dans des appartements où les pilleurs cachaient le butin volé dans le Rhône : outre des amphores, un nombre incroyable de pièces de monnaies romaines ou espagnoles.
Pour dégager de leur gangue minérale les objets découverts, les archéologues travaillent avec une suceuse reliée à une puissante pompe qui aspire les sédiments. Avant de remonter les vestiges à la surface – parfois à l’aide de ballons gonflables quand ils sont lourds –, on enregistre soigneusement leur position dans le carré en effectuant une triangulation grâce à des points précis sur la rive, leur situation par rapport à d’autres objets trouvés à proximité permet de reconstituer leur histoire.
Car c’est cela qui passionne Luc Long : «Prenez César. Moi, au premier coup d’oeil, je le reconnais quand
je le sors de l’eau, avec ses tempes dégarnies, ses plis au cou et une pomme d’Adam très particulière. Le marbre est d’une qualité exceptionnelle. Le style de la sculpture est le signe d’un grand artiste. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Ma première hypothèse est qu’au moment où César a été assassiné, en 44 avant J.-C., les partisans de Pompée, le rival qu’il avait vaincu, cassent sa statue et la jettent dans le Rhône. Je venais de voir les statues de Saddam Hussein déboulonnées, cela faisait partie de l’ordre des choses. » En même temps, Luc Long découvre tout autour une quarantaine de statues de divinités qui n’avaient sûrement pas les mêmes raisons de se trouver là. Et ensuite les chercheurs exhument les restes d’un four à chaux un peu plus haut sur la rive. Il est à 35 mètres du bord et date du IVe siècle de notre ère.
Une seconde hypothèse surgit : si toutes ces statues, y compris celle de César, ont été rassemblées près de ce four, c’est pour être transformées en chaux. Or d’après des pièces de monnaie retrouvées à proximité, cela s’est passé vers 395, sous le règne de Théodose. Cet empereur, avec l’excès des nouveaux convertis, était une sorte de « taliban de la chrétienté ». Il avait ordonné de briser toutes les statues des anciennes divinités païennes. Or César a été quasiment divinisé après sa mort.
Comment a-t-il échappé à cette destruction programmée ? Les archéologues se sont aperçus que l’activité du four à chaux avait dû être interrompue à cause d’une importante crue du Rhône, qui à l’époque n’était pas endigué. Cette crue a noyé le four à chaux, emportant vers le lit du fleuve les statues sur le point d’être détruites. En somme, César a été sauvé par le Rhône.
Moins spectaculaire, parce qu’elle n’a ni la même valeur artistique ni le même pouvoir d’émotion que la statue de César, la dernière découverte de Luc Long, l’an dernier, au large de la Camargue, est cependant inappréciable pour les archéologues. C’est la première fois que l’on déniche une roue de Métagénès. Il s’agit du système très ingénieux grâce auquel les Romains transportaient des blocs de pierre ou de marbre rectangulaires en les fixant à deux roues cerclées d’acier qui, tirées par des bêtes de somme, tournaient sur eux-mêmes et permettaient d’aller jusqu’au chantier de construction. Après avoir ramené les cerclages, en 2018, il reste cette année aux archéologues à remonter les deux blocs de marbre qu’ils ont permis de transporter. Ce qui n’est pas une mince affaire, l’un des deux pèse au moins 30 tonnes et il est à 20 mètres de fond.
Cette roue de Metagénès sera la vedette du futur musée de 800 mètres carrés consacré aux trésors, datant de l’Antiquité mais aussi d’époques plus récentes, découverts le long des côtes de Camargue, qui devrait ouvrir dans un peu plus d’un an aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Luc Long, reconnaissant de l’aide que lui a apporté Roland Chassain, le maire depuis vingt ans, a lui-même dessiné les vitrines et choisi les objets à exposer. Avec le musée Arles antique et celui de la Romanité, à Nîmes, l’ambition est d’offrir aux visiteurs de ces trois sites, qu’ils pourront visiter avec un pass commun, un aperçu unique de ce que fut l’empreinte romaine en Provence.
Et ce n’est sans doute que le début de l’histoire. « Contrairement à ce qui se passe sur terre, où les constructions s’ajoutent, se superposent, un bateau, dit Luc Long, quand il a coulé, c’est comme une tombe. Rien ne bougera plus. Tout est scellé. » Luc Long estime avoir trouvé en trente ans de plongée tout juste 10 % de ce que le Rhône et les rivages de la Camargue conservent comme trésors antiques depuis deux mille ans. Il n’a pas envie pour autant d’accélérer ses recherches. « Il faut, dit-il sagement, laisser du patrimoine intact à découvrir aux générations futures. »
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Les fonds marins de la Camargue sont le plus grand cimetière de vestiges du monde romain.