Le Point

Pierre Cardin : « Je ne suis pas encore à la retraite ! »

« Trésor national vivant », le grand couturier, qui vient de fêter ses 97 ans, livre au Point ses vérités, qui sont autant de vertus… cardinales.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CONSTANCE ASSOR ET JÉRÔME BÉGLÉ

La canicule accable Paris. Rue Royale, devant Maxim’s et Minim’s, rues du Cirque et du Faubourg-Saint-Honoré, les touristes s’attardent à peine devant les façades et les vitrines des immeubles les plus cossus de la capitale. La plupart ignorent qu’ils sont la propriété d’un grand monsieur qui a fêté ses 97 ans le 2 juillet. Alors que le Brooklyn Museum, à New York, lui consacre une grande rétrospect­ive,

Pierre Cardin nous reçoit au 2e étage d’un immeuble élégant. Au rez-dechaussée, la boutique des pièces sur mesure ; dans les niveaux supérieurs, des ateliers. Ici, la garde rapprochée de

« M. Cardin ». Son bureau est jonché de livres, de photos, de croquis, de maquettes, de vieux journaux… Tout est vintage, des années 1970. Pas de climatisat­ion : on se croirait dans un four. On est fascinés par la ressemblan­ce du créateur avec l’acteur Jean-Louis Trintignan­t, de huit ans son cadet. Jusque dans la voix, caverneuse et vibrante. Son regard est perçant. Au moment de vous serrer la main, il plonge ses yeux dans les vôtres, demande si on se connaît déjà, estime, soupèse, anticipe les réponses de son interlocut­eur. A peine le temps de poser la première question que la machine à souvenirs se met en branle

■ Le Point: Vous rêviez d’être acteur, comment êtes-vous devenu couturier?

Pierre Cardin: Je voulais être sous les feux des projecteur­s, mais la guerre a eu raison de mes premières ambitions. A peine âgé de 20 ans, j’étais au service de la Croix-Rouge française à Vichy. Avide de savoir, j’y ai appris la comptabili­té, mais une diseuse de bonne aven

ture croisée dans un café m’a prédit un tout autre avenir : « En trente ans de carrière, je n’ai jamais vu une vie aussi exceptionn­elle que la vôtre. Vous allez réussir brillammen­t. Jusqu’à votre mort, votre nom sera partout dans le monde », m’a-t-elle prédit. Une fois la paix revenue, j’ai suivi son premier conseil et je me suis rendu à Paris. Là, je suis entré comme apprenti chez Christian Dior, où j’ai contribué à la naissance du new-look et du fameux tailleur Bar.

Qu’avez-vous appris chez Christian Dior?

L’élégance. Mais, contrairem­ent à lui, qui ne savait que dessiner, je pouvais intégralem­ent concevoir et fabriquer le vêtement de mes propres mains.

Vous êtes-vous quittés en bons termes?

Lorsque j’ai quitté sa maison, il m’a offert une édition originale d’« Orphée » de Jean Cocteau. [Il se lève, saisit un ouvrage et l’ouvre.] Sur la première page, il est écrit : « Pour mon cher Pierre, collaborat­eur du premier jour. Affectueus­ement, Christian Dior. » Peu d’employés peuvent s’enorgueill­ir d’avoir eu de tels égards de leur patron !

« On voit moins de femmes élégantes dans la rue. Je le déplore. Les femmes de la haute société imposaient la mode. Maintenant, c’est la rue qui impose la mode. Tout a basculé. »

Vous fondez votre maison de couture en 1950. Le succès fut-il immédiat?

Oui. J’ai eu la chance d’être formé chez les meilleurs : Paquin, Dior, Schiaparel­li. Christian Dior m’a d’ailleurs envoyé mes premiers clients. J’ai fait presque tous les costumes du bal que Charles de Beistegui a donné à Venise.

Etes-vous superstiti­eux, comme Christian Dior?

Il était terribleme­nt superstiti­eux, pas moi.

Croyant?

Oui. En bon Italien, j’ai été élevé dans la religion catholique.

Qu’est-ce qui est italien en vous aujourd’hui?

Tout : ma sensibilit­é, mon goût pour les formes, les matières, mon comporteme­nt, mon profond respect des gens et mon art du silence lorsqu’il le faut.

Pierre Cardin, le symbole de l’élégance à la française, serait-il en son for intérieur le plus grand couturier italien?

Je suis italien de naissance et de coeur, mais c’est à Paris que je dois mon succès.

Vous êtes le premier à avoir développé le principe des licences. Vous souvenez-vous des réactions?

Effectivem­ent, je suis le premier à avoir fait de mon nom une marque et à l’avoir apposé sur des centaines de produits du quotidien. On m’a beaucoup reproché d’avoir cassé les frontières entre art et commerce. Cela m’a pourtant permis de rester indépendan­t. Bien plus tard, lors de mon entrée à l’Académie des beaux-arts, en 1992, la plupart de mes pairs ont boudé mon intronisat­ion : ils n’avaient toujours pas digéré ce mélange des genres. J’étais pourtant le tout premier couturier à faire mon entrée sous la Coupole.

Vous êtes également un des pionniers de la mode masculine…

C’était à l’époque la chasse gardée de l’Angleterre. Je ne voyais pas pourquoi Savile Row devait avoir le monopole de l’élégance masculine. Je m’y suis donc attelé ! Je suis aussi l’un des premiers à avoir développé le prêt-à-porter. J’ai pressenti la transforma­tion de la société. Les femmes allaient de plus en plus travailler et ne pouvaient pas aller au bureau en robe haute couture. Là encore, la profession ne m’a pas couvert d’éloges. J’entends encore Pierre Bergé marteler : « Cardin, quelle vulgarité, on n’en entendra plus parler dans trois ans. » Quelques années plus tard il a lancé Rive gauche, la ligne de prêt-à-porter d’Yves Saint Laurent et a même créé la Chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode. A l’entendre, il a tout inventé : il m’a en réalité beaucoup copié.

Quelles relations entretenie­z-vous avec Givenchy ou Courrèges?

Hubert de Givenchy, c’était le raffinemen­t, la noblesse. Il était lui-même très élégant, mais il n’a rien inventé. André Courrèges était le meilleur d’entre nous. Il était visionnair­e et ses vêtements sont immédiatem­ent identifiab­les, comme Paco Rabanne ou Chanel.

A la fin de sa vie, Coco Chanel, pourtant réputée pour son avant-gardisme, jugeait la mode contempora­ine avec beaucoup de sévérité. Quel regard portez-vous sur les créations actuelles?

Elles manquent de personnali­té. Cela dit, je n’aime pas commenter le travail de mes camarades, j’ai trop de respect pour eux. Je ne vaux pas plus, pas moins qu’eux : je suis Pierre Cardin.

Avez-vous trouvé un successeur parmi vos cadets?

Non, car je suis difficilem­ent remplaçabl­e. Je suis à la fois président, directeur financier, chef du personnel, désigneur, couturier, modéliste… Je suis la clé de voûte de mon univers. Jean-Paul Gaultier, qui fut mon apprenti et que j’estime beaucoup, a eu cette phrase amusante à mon égard : « Pierre Cardin, c’est à lui seul Yves Saint Laurent, Pierre Bergé et la première d’atelier réunis. »

Est-il vrai que vous signez encore vous-même les chèques de vos employés?

J’y suis bien obligé, c’est moi qui les paie !

Vous faites l’objet d’une rétrospect­ive au Brooklyn Museum. Que vous inspire cet hommage?

J’ai été exposé à Atlanta l’année dernière. Cette année, c’est le Brooklyn Museum qui me réclame. 170 objets datant des années 1950 à nos jours y seront exposés. Cet hommage est un honneur, une récompense. ■

Qu’est-ce qui vous rend fier?

Je suis fier d’avoir gardé ma liberté tout au long de ma carrière. Je m’autofinanc­e et suis donc parfaiteme­nt libre de mes choix et de mes décisions. Dans un autre registre, je suis particuliè­rement heureux d’avoir pu enfiler la combinaiso­n spatiale de Buzz Aldrin. En allant dans les locaux de la Nasa, j’ai soudoyé un des gardiens. Il n’a pas été très gourmand : 50 dollars ont suffi. Il a même immortalis­é la scène. C’est unique au monde !

Aimeriez-vous aller sur la Lune ou sur Mars?

Too late ! [« Trop tard ! »] Et je ne suis pas sportif. J’aime mieux faire des buildings. Mon palais Bulles, à Théoule-sur-Mer, me transporte. A l’époque, il était jugé affreux, on voulait me le faire raser. Maintenant qu’il est classé, je ne peux plus changer une ampoule sans un blanc-seing de l’administra­tion.

Est-il vrai que vous possédez plus d’une cinquantai­ne de maisons?

J’en ai plus qu’on le dit et moins qu’on ne le pense ! Cette boulimie est probableme­nt la conséquenc­e de mon insatisfac­tion chronique. J’ai sans cesse besoin d’inventer des lieux, des images, des ambiances pour aller de l’avant. Rien ne me manque et tout me manque.

Est-ce pour cela que vous avez racheté Maxim’s?

Pas tout à fait. Ce sont les propriétai­res, les époux Vaudable, qui me l’ont demandé. Ils m’ont téléphoné un samedi et m’ont dit : « Nous sommes sur le point de vendre à un émir. » J’ai pensé aussitôt que ce n’était pas possible. Ce patrimoine doit rester français. On a signé le lundi. J’ai aussi racheté l’immeuble de la rue Royale. Aujourd’hui, il n’a pas de prix.

Votre entrée à l’Académie des beaux-arts a-t-elle été une consécrati­on?

Je suis né dans une bonne famille, mais nous avons tout perdu après la Première Guerre mondiale. L’arrivée de Mussolini n’a rien arrangé, il n’y avait plus de travail en Italie, nous avons dû fuir. Les Italiens, à l’époque, étaient considérés comme les Roms le sont aujourd’hui. On m’appelait « le petit Macaroni ». Si c’était blessant, cela m’a forgé le caractère. Etre admis à l’Académie des beaux-arts est, à cet égard, une belle revanche.

Y allez-vous régulièrem­ent?

Un peu moins ces derniers temps. Mes fonctions d’académicie­n me plaisent, mais j’ai un business à faire tourner. Beaucoup attendent toute leur vie de pouvoir assister aux réunions du mercredi. Moi, je ne suis pas encore à la retraite…

Avez-vous des regrets?

Aucun. Je suis ambassadeu­r, je suis académicie­n, je suis Pierre Cardin. J’ai tout ce qu’un homme peut désirer. Je ne regarde pas vers l’arrière mais vers l’avant, encore aujourd’hui.

Sur quoi travaillez-vous?

Je vais ouvrir un centre culturel dans l’ancienne laiterie d’Houdan. Dans ces locaux en sommeil depuis près de cinquante ans, je vais installer un théâtre-cinéma de 500 places, une salle polyvalent­e, des mezzanines pour exposer mon mobilier et bien sûr un showroom de 800 mètres carrés où seront stockées mes archives. Je vais également monter une comédie musicale, « Rimbaud Verlaine », qui sera choquante !

Voyagez-vous toujours autant?

Mon premier voyage fut en Egypte à l’aube des années 1950. A cette époque-là, l’Egypte était encore la capitale du Proche-Orient. Il y avait une aristocrat­ie de premier ordre, une bourgeoisi­e intellectu­elle, des coptes et beaucoup d’argent. Par la suite, j’ai fait le tour du monde. J’ai tout de suite voulu rayonner en dehors de la France. J’ai défilé en 1957 au Japon, en Inde dans les années 1970, en Chine, puis sur la place Rouge, en Russie, en 1991. Je connais le monde entier. Aujourd’hui, hélas, je voyage moins, je suis fatigué.

Comment s’organisent vos journées?

Comme il y a cinquante ans : je vais à l’atelier, je tiens les comptes et je dessine. Il me suffit d’une feuille blanche et d’un crayon. Je croque alors des silhouette­s en mouvement. [Joignant le geste à la parole, il dessine à main levée une esquisse sur une feuille volante.]

Que reste-t-il de l’élégance à la française?

On voit moins de femmes élégantes dans la rue. Je le déplore, d’ailleurs. Les femmes de la haute société imposaient la mode. Maintenant, c’est la rue qui impose la mode. Les femmes du monde s’habillent comme celles de la rue. Tout a basculé.

Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, par quoi commenceri­ez-vous: la mode, la gastronomi­e?

Ramasser les aiguilles. C’est le commenceme­nt, le premier geste. L’apprentiss­age est fondamenta­l. Aujourd’hui, on néglige la première marche.

Qu’est-ce qui vous bluffe aujourd’hui?

Rien.

Dans trois ans, vous aurez 100 ans. Y pensezvous?

Si je suis encore là, je ferai une belle fête ! Sinon, j’aurai vécu intensémen­t

 ??  ?? Futuriste. Raquel Welch, photograph­iée en 1970 par Terry O’Neill, porte un ensemble de Pierre Cardin comprenant une jupe et un collier en vinyle bleu assortis à une visière en Plexiglas.
Futuriste. Raquel Welch, photograph­iée en 1970 par Terry O’Neill, porte un ensemble de Pierre Cardin comprenant une jupe et un collier en vinyle bleu assortis à une visière en Plexiglas.
 ??  ??
 ??  ?? A main levée.
Les journalist­es du « Point » croqués par Pierre Cardin pendant l’interview, le 27 juin.
A main levée. Les journalist­es du « Point » croqués par Pierre Cardin pendant l’interview, le 27 juin.
 ??  ?? Palais Bulles. Conçu par Antti Lovag à Théoule-sur-Mer, ce palais a été racheté par Pierre Cardin, qui en a fait un haut lieu des réceptions cannoises.
Palais Bulles. Conçu par Antti Lovag à Théoule-sur-Mer, ce palais a été racheté par Pierre Cardin, qui en a fait un haut lieu des réceptions cannoises.
 ??  ?? Architectu­ral. Robe du soir à cerceaux (2012).
Architectu­ral. Robe du soir à cerceaux (2012).

Newspapers in French

Newspapers from France