Le Point

Roman : Semenov, le John le Carré russe

Dans la famille des agents doubles, il ne manquait que Stierlitz, un Soviétique infiltré dans l’Allemagne nazie.

- PAR JULIE MALAURE

La malédictio­n de Semenov ? Pas assez communiste chez lui pour récolter les honneurs officiels, pas assez dissident à l’étranger pour être plus largement traduit.

Impossible de lire une aventure de Stierlitz, agent double soviétique infiltré dans l’Allemagne hitlérienn­e, sans songer au formidable Bernie Gunther de feu le Britanniqu­e Philip Kerr ni se remémorer le Smiley de John le Carré, ou risquer la comparaiso­n avec le James Bond de Ian Fleming, les filles en moins. C’est ce qui distingue le Slave de ses homologues de l’Ouest, à la gâchette facile : Stierlitz, « nordique », « sportif » – comme il est décrit dans son dossier de la chanceller­ie –, « implacable avec les ennemis du Reich », « célibatair­e » mais « exempt de relations impures », refuse les avances des jeunes filles en pâmoison devant les tempes grises de ses 45 ans. Il n’a même qu’un seul mort sur la conscience, et encore, un salaud de première.

Stierlitz est donc un type superbe, à la droiture totémique, un espion en béton, patriote comme on n’en fait plus, et le texte qu’exhument les jeunes Editions du Canoë, premier d’une longue série,

fleure bon, y compris dans sa forme, cette singularit­é vintage.

Ce premier volume, « Les 17 moments du printemps», paru en 1968 (retitré cette fois «La taupe rouge », en hommage à « La taupe », chef-d’oeuvre de John le Carré), a connu un succès fulgurant. Max Otto von Stierlitz, de son vrai nom Maxim Issaïev, devient une icône populaire, un type de caractère et même une minisérie télé culte en 1973. Dans le roman, notre héros sans faille arrive de Mandchouri­e, sur « les talons de l’Armée blanche en déroute », lorsque « le Centre » l’envoie combattre les nazis de l’intérieur. Sous l’uniforme d’un officier SS, Stierlitz devient agent secret du IIIe Reich. Ses missions, emboîtées comme des poupées russes, l’entraînent à l’étranger, sur les fronts que connaît bien son créateur, Julian Semenov.

Soviétique sans frontières. Semenov, c’est Jack London sauce coco. Journalist­e et écrivain « fou d’archives », nous dit sa fille, Olga Semenova, dans un café parisien. La mère de Julian était professeur­e d’histoire, son père, également journalist­e, a été arrêté en tant qu’ennemi du peuple en 1952, battu en prison, d’où il sort, après la mort de Staline, partiellem­ent paralysé, mais toujours fervent communiste. Julian Semenov, forgé au prestigieu­x Institut d’études orientales de Moscou, avec Evgueni Primakov – président du gouverneme­nt sous Eltsine –, « découvre, dans les années 1960, un courrier mentionnan­t l’arrivée d’un agent à Vladivosto­k sous une couverture de journalist­e », raconte son héritière. Le personnage de Stierlitz vient de germer.

Semenov, reporteur, part en mission en Hongrie, en Afghanista­n, rentre sourd d’une oreille à cause des bombardeme­nts américains au Vietnam. Mais ce Soviétique sans frontières, polyglotte (il parle presque une dizaine de langues – on a compté !), reste fondamenta­lement attaché de sa mère patrie. C’est un pur. Il transmet cet attachemen­t à son héros, ainsi que son jour de naissance, le 8 octobre.

Etrangemen­t, bien que rouge dans l’âme, il « n’a jamais pris la carte du Parti », nous explique sa fille. Fidèle à l’utopie, mais non au système, il tentera toute sa vie de jongler avec ce paradoxe. Au point peut-être de ne pas être assez communiste chez lui pour récolter les honneurs officiels, et pas assez dissident à l’étranger pour être plus largement traduit. Ce qu’il reste de Semenov, outre un petit musée en Crimée, c’est cette série étonnante. Soit un regard teinté du socialisme de Staline sur le nationalso­cialisme de Hitler. Comme la peste observant le choléra

■ « La taupe rouge », de Julian Semenov. Traduit du russe par Monique Slodzian (Editions du Canoë, 480 p., 23 €).

ROSA ROSA ROSAM. Laure de Chantal l’avait bien montré dans son « Jardin des dieux » (Flammarion, 2015) : les plantes sont de parfaits véhicules pour nous faire voyager dans la mythologie grecque et romaine. L’artiste Jean-Michel Othoniel, dans son « Herbier merveilleu­x » (Actes Sud, 204 p., 35 €), richement illustré, complète le tableau, c’est le cas de le dire, avec les fleurs cachées – ou non – dans les tableaux du Louvre. Traquant les tiges et les corolles dans les chefs-d’oeuvre du musée où il fut gardien quand il était étudiant, il effeuille pour nous les secrets antiques de ces splendeurs de la nature que sont l’achillée millefeuil­le, qui porte le nom du héros « car, selon “L’Iliade”, elle aurait servi à panser ses plaies », de la fleur d’oranger, d’où naîtra l’orange « qui serait la “pomme d’or” du jardin des Hespérides », du glaïeul, du latin « gladius », le glaive, car « ses feuilles ont une forme d’épée », et bien sûr de la rose rouge, dont on fait remonter la naissance à la mort d’Adonis, l’amant d’Aphrodite tué par un sanglier, devant le cadavre duquel la déesse eut, dit Ovide, ces mots : « At cruor in florem mutabitur », « Par ailleurs, ton sang sera métamorpho­sé en fleur. »

 ??  ?? Culte. Julian Semenov (19311993), écrivain et scénariste, est l’auteur de nombreux romans d’espionnage.
Culte. Julian Semenov (19311993), écrivain et scénariste, est l’auteur de nombreux romans d’espionnage.
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