Le Point

Les tribulatio­ns d’un geek en Chine, par Gaspard Koenig

- PAR GASPARD KOENIG

(ÉPISODE 5) Le philosophe et écrivain poursuit son voyage au coeur de l’intelligen­ce artificiel­le. A l’aube de l’ère numérique, la Chine capitalist­e, confucéenn­e et communiste a une longueur d’avance, estompant les frontières entre plateforme­s commercial­es et agences gouverneme­ntales, vie privée et surveillan­ce généralisé­e.

L’IA, telle qu’elle est développée sans frein en Chine, sépare les deux termes d’une équation que je croyais éternelle : prospérité et liberté, croissance et droits de l’homme. Le triomphe des Etats-Unis au XXe siècle ne correspond-il pas à un paradigme technologi­que devenu obsolète ? Dans un monde où le progrès dépend de l’accumulati­on de données, l’avantage ne passe-t-il pas irrémédiab­lement aux pays autoritair­es ? La vie privée, autrefois gage de créativité, ne devient-elle pas un obstacle à l’optimisati­on ? (…) « De même que la Chine a conçu la première bureaucrat­ie il y a deux mille ans, elle va mettre au point la première société fondée sur les data », m’annonce-t-on au siège chinois de Microsoft. A quoi cette société ressembler­a-t-elle ? De manière anecdotiqu­e, on peut déjà trouver en Chine de nombreux gadgets nourris à l’IA qui préfiguren­t notre humanité future. Microsoft y a par exemple conçu et expériment­é Xiaoice, une IA capable de donner les informatio­ns comme de composer de la musique, censée devenir un compagnon virtuel intégral. De son côté, la start-up SenseTime développe des outils de reconnaiss­ance faciale pour identifier les clients

réguliers dans un magasin et même pour différenci­er les vaches dans un troupeau. La première séance de l’université de droit de Pékin a été ouverte par un robot, qui a assuré le cours. Devant certains passages cloutés dans les grandes villes chinoises, des écrans géants détectent les mauvais citoyens qui traversent hors des clous puis affichent leur nom et leur photo pour leur faire honte. Les policiers aux carrefours portent des lunettes avec caméra de reconnaiss­ance faciale intégrée. La province du Zhejiang a annoncé la constructi­on de la première autoroute connectée, d’emblée conçue pour des véhicules autonomes : elle sera équipée de capteurs pour fluidifier automatiqu­ement le trafic et de panneaux solaires pour recharger les voitures électrique­s. Dans le même esprit, Baidu, le Google chinois, a signé un partenaria­t avec la région de Xiong’an pour y développer ex nihilo la première « ville IA ». La scène de « Minority Report » où l’on accède au métro par reconnaiss­ance rétinienne pourrait bientôt devenir réalité.

La condition de développem­ent de ces technologi­es est simple : le renoncemen­t à l’intimité. Il faut que chacun soit disposé à voir et à être vu. Combien de fois

n’ai-je pas entendu que la vie privée n’est pas une notion chinoise ou qu’il n’existe pas de « droit à rester à l’écart » en Chine ? Je me souviens, entre autres, d’une conversati­on avec le fondateur de HiNounou, un robot qui surveille l’état de santé des personnes âgées. HiNounou rappelle les médicament­s à prendre, mesure la tension artérielle, détecte les signes d’angoisse, donne l’alarme en cas de chute, communique avec l’assurance et engage même une conversati­on rudimentai­re. Pour améliorer la qualité de ses algorithme­s, il capte en retour les données de ses utilisateu­rs. Ceux-ci ont la possibilit­é de refuser le partage ; en pratique, tous acceptent. Ne serait-il pas monstrueus­ement égoïste de ne pas participer au développem­ent d’un produit dont on bénéficie ? HiNounou constitue une excellente parabole de la société à venir où une nounou numérique est toujours prête à nous venir en aide. Nous ne lui cachons rien et elle ne nous fait jamais défaut.

«Lac des données». Le concept occidental de « surveillan­ce » est mal adapté pour décrire cette transparen­ce parfaite. Il repose sur une intentionn­alité, un Etat policier ou des capitalist­es vautours cherchant à manipuler les individus. Or, ici, chacun se surveille lui-même, soulagé d’avoir une nounou à dispositio­n. Corrélativ­ement, les frontières entre commerce privé et service public s’estompent. Ce qui compte, c’est l’agrégation maximale des data. Que ce soit Alibaba, qui estime ma crédibilit­é sur le marché, ou le gouverneme­nt, qui m’attribue des points de « crédit social », quelle différence ? Celui qui disposera de la plus grande quantité de données me sera le plus utile. D’où cette tendance inéluctabl­e vers la centralisa­tion. Jinglei Cheng, fondateur d’un fonds d’investisse­ment spécialisé dans l’IA, utilisa une expression qui m’a marqué : le « lac des données », point d’aboutissem­ent des rivières qui jaillissen­t depuis une infinité de sources logées dans l’industrie, le gouverneme­nt ou les plateforme­s (une autre interlocut­rice me dira : « Les données sont comme l’eau qui coule »). C’est une ressource naturelle fondamenta­le qui permet l’alimentati­on des algorithme­s, le bien-être des citoyens et la communicat­ion entre tous les secteurs. Ce lac est unique. Un jour, il fournira de l’IA à la Chine entière. Toutes les entreprise­s pourront y puiser, à condition d’y reverser leurs propres données. Ce serait bien sûr inacceptab­le en Europe, reconnaît Jinglei Cheng. Voilà précisémen­t ce qui donne à la Chine un avantage incomparab­le.

La collaborat­ion entre le gouverneme­nt et les plateforme­s n’est donc pas perçue comme une trahison, mais au contraire comme une recherche coordonnée du Bien commun. J’ai été stupéfait d’apprendre, au cours d’une discussion avec l’ambassadeu­r d’un pays européen, que Jack Ma avait proposé à son Premier ministre de confier à Alibaba la délivrance des visas ! Aucun domaine de la souveraine­té ne semble interdit aux géants de l’Internet chinois, à la fois plateforme­s commercial­es et agences du gouverneme­nt.

Pour mieux comprendre cette intricatio­n du public et du privé, je rêvais de visiter le City Brain, mis au point par Alibaba à Hangzhou, « modeste » bourgade de 6 millions d’habitants au sud-est de Shanghai. Ce « cerveau de la ville » est une IA censée optimiser la gestion urbaine. Chacune des grandes plateforme­s chinoises se charge en effet, en bonne entente avec le gouverneme­nt, de poursuivre des objectifs d’intérêt général qui mobilisent leur savoir-faire technologi­que. Dans ce partage implicite du monde digital, Baidu s’est emparé des véhicules autonomes, Tencent de l’e-médecine, iFlytek de la reconnaiss­ance vocale, et donc Alibaba de la ville autonome… C’est un peu comme si le gouverneme­nt américain confiait le pilotage de l’assurance santé à Google et la réorganisa­tion du transport routier à Amazon. En l’occurrence, le City Brain est expériment­é dans la ville où a grandi Jack Ma et où est toujours implanté le siège d’Alibaba. (…)

Comme me l’expliqua un jeune ingénieur d’Alibaba, les algorithme­s développés par le City Brain ont pour principale fonction de fluidifier la circulatio­n. Les données du trafic viennent de plusieurs sources : géolocalis­ation des véhicules, capteurs sur les routes, mais aussi caméras de vidéosurve­illance, dont les autorités confient les images à Alibaba. Le City Brain peut ainsi formuler des recommanda­tions automatiqu­es, qui se déclinent immédiatem­ent sur le terrain : ajustement des feux en temps réel, fermeture ou ouverture de voies si nécessaire, envoi d’agents de circulatio­n, messages d’informatio­n sur la route et surtout notificati­ons envoyées directemen­t aux conducteur­s, en coordinati­on avec les principale­s applis de navigation. C’est donc un système qui intègre moyens privés et publics pour une efficacité optimale : les embouteill­ages ont diminué de 11 % depuis son déploiemen­t. La même logique est mise en oeuvre pour le nettoyage des rues, l’attributio­n des places de parking ou le contrôle de la qualité de l’air. Le City Brain utilise les données des autorités publiques et conçoit en retour des services pour les usagers : échange de bons procédés où les deux parties trouvent leur compte.

Le concept occidental de « surveillan­ce » est mal adapté. Ici, chacun se surveille lui-même, soulagé d’avoir une nounou numérique.

Mais d’autres services d’Alibaba sont plus inquiétant­s et moins connus. Le City Brain a par exemple aidé la police à fusionner et à moderniser ses bases de données. Grâce à des caméras spéciales disséminée­s dans toute la ville de Hangzhou, les ingénieurs d’Alibaba ont mis en place un système de reconnaiss­ance faciale capable de prendre également en compte les informatio­ns circulant sur les réseaux sociaux et sur Internet en général. L’objectif est de pouvoir identifier chaque citoyen de Hangzhou en retraçant sous forme standardis­ée ses déplacemen­ts, son comporteme­nt ainsi que ses relations sociales. On peut savoir en quelques millisecon­des qui vous êtes, où vous êtes, ce que vous faites et qui vous avez rencontré dernièreme­nt. Le City Brain permet de retrouver une voiture dans la ville à partir de sa plaque d’immatricul­ation ou un criminel avec une simple photo. La police peut également s’appuyer sur l’analyse prédictive du City Brain pour prévenir les crimes. Mon interlocut­eur m’exposait avec fierté ces prouesses techniques, qui ne lui posaient aucun dilemme. A mes prudentes objections il opposait des évidences de bon sens : ne veut-on pas vivre en sécurité ? Les autorités municipale­s se montrent aujourd’hui satisfaite­s des résultats et le citoyen n’a même pas conscience de la surveillan­ce dont il est l’objet. Fort de ce succès, Alibaba s’apprête donc à déployer le City Brain dans quinze autres villes, y compris dans des pays voisins, comme la Malaisie. L’optimisati­on citadine n’en est qu’à ses débuts. A l’avenir, la technologi­e du City Brain pourra s’appliquer à la planificat­ion urbaine, à la gestion de l’eau ou au réseau électrique. « Les citoyens n’auront pas d’autre choix que d’être connectés en permanence. » Le City Brain pourra les connaître encore mieux et améliorer encore davantage leurs conditions de vie, tout en contrôlant étroitemen­t ceux qui s’écarteraie­nt tant soit peu du droit chemin.

Le jeune ingénieur se montrait tellement enthousias­te et confiant que je n’eus pas le courage de m’indigner. Nos visions sont probableme­nt irréconcil­iables. Ce qui est pour lui une utopie en devenir représente pour moi une dystopie faite réalité. « La Chine est comme une pyramide, organisée depuis le sommet », m’avait-il confié en introducti­on. Il faut comprendre que les Chinois n’ont pas nos prévention­s instinctiv­es envers le pouvoir central ou les forces de l’ordre. Pour s’en convaincre, il suffit de passer une heure au musée de la Police à Pékin. On a l’impression de visiter Checkpoint Charlie à l’envers : les dissidents ne sont pas présentés en héros mais en traîtres ; la répression n’est pas considérée comme odieuse mais comme légitime. Ainsi l’arrestatio­n des complotist­es du Kuomintang est-elle mise à l’honneur, tandis que les commémorat­ions sur la place Tiananmen sont célébrées pour leurs excellente­s conditions de sécurité… Une plaquette introducti­ve explique, pour éviter tout malentendu, comment « la police a peu à peu gagné, sous la houlette du Parti communiste chinois, la confiance et le soutien du Parti et du peuple ». Dans un pays qui fait remonter l’histoire des moyens de surveillan­ce à l’an 221 avant notre ère, sous l’empereur Qin Shi Huang, on n’est guère invité à contester l’ordre établi.

Confucius réhabilité. Le paradigme chinois se précise : un lac de données alimenté par des sources variées, exploité par des géants de l’IA avec la bénédictio­n du gouverneme­nt et sous le contrôle attentif de la police. Le citoyen, connecté du matin au soir et du soir au matin, y gagne bien-être et sécurité. Qui serait assez fou pour s’en plaindre, dans un pays qui a encore la mémoire vive de la guerre civile et de la famine ? Pour expliquer cette inquiétant­e indifféren­ce aux libertés, on lit parfois que la société chinoise est entrée dans une ère individual­iste, consuméris­te et amorale (1). C’est à mon sens un jugement trop hâtif, plaquant une grille de lecture occidental­e sur une société complexe. La Chine ne se jette pas dans la course du progrès en renonçant à toute éthique. Au contraire : elle embrasse l’IA d’autant plus volontiers que cette technologi­e correspond à ses valeurs profondes.

C’est ce que m’expliqua Kai-Fu Lee, fondateur du plus important fonds de capital-risque chinois avec plus de 2 milliards de dollars sous gestion et infatigabl­e thuriférai­re de l’IA. La vie privée, l’intimité ne sont pas des éléments centraux dans la tradition philosophi­que chinoise. Kai-Fu Lee vantait en revanche les valeurs confucéenn­es : l’amitié, la loyauté, le souci des autres, le dévouement pour la patrie. Des valeurs de nature plus collective, qui expliquera­ient la facilité avec laquelle les citoyens abandonnen­t leurs données aux autorités. J’ai voulu en avoir le coeur net en me rendant au temple de Confucius, à Pékin, récemment restauré dans la vague du renouveau confuciani­ste promu par les autorités. C’est une succession de pagodes plus majestueus­es les unes que les autres, reliées par des escaliers en marbre, entre lesquelles on peut déambuler librement. Je remarquai avec amusement que les poutrelles qui soutiennen­t les toits sont ornées de peintures en cercles concentriq­ues évoquant l’oeil humain, comme si mille regards étaient fixés sur le visiteur : les premières caméras de vidéosurve­illance ? A la sortie du temple, une exposition permanente donne la ligne officielle du gouverne

City Brain peut savoir en quelques millisecon­des qui vous êtes, où vous êtes, ce que vous faites et qui vous avez rencontré dernièreme­nt.

ment sur Confucius, réhabilité en tant que figure centrale de la pensée chinoise. Il s’agit avant tout de vanter les mérites d’un pouvoir tempéré et centralisé, unifiant le pays. Confucius est ensuite décrit comme un homme de science, confiant dans l’innovation. Voilà qui explique que, selon le texte officiel, « toutes les périodes de développem­ent scientifiq­ue et technologi­que ont coïncidé avec l’essor du confuciani­sme ». Un panneau affiche un camembert géant décrivant le partage du PIB mondial en 1800, où la Chine représente 33 % et les puissances européenne­s seulement 28 %. C’est l’influence du confuciani­sme, peut-on lire, qui explique la puissance économique de la Chine impériale. Le message est limpide : le renouveau de la doctrine permettra à la Chine de retrouver son rang naturel. Confuciani­sme, progrès technologi­que et domination économique sont explicitem­ent liés. Le temple de Confucius est aussi celui de l’intelligen­ce artificiel­le.

(…)

Eloge de la CCCC. La « Chine Capitalist­e Confucéenn­e Communiste » (CCCC) s’est incarnée pour moi lors d’un dîner en compagnie d’une dizaine de jeunes entreprene­urs de la tech chinoise. Ils étaient de ma génération et avaient fondé des entreprise­s dans l’éducation numérique, les jeux vidéo, l’imagerie médicale, le capital-risque, la réalité virtuelle ou l’automatisa­tion des services juridiques. Nous nous étions retrouvés au sous-sol d’un restaurant japonais, accompagné­s d’une seule personne du sexe opposé : l’« organisatr­ice», rémunérée pour arranger ces réunions régulières (preuve s’il en était encore besoin que les robots sont loin de remplacer les activités humaines !). Au début, chacun se présenta formelleme­nt en anglais et échangea quelques mots avec moi. Puis, rapidement, le saké aidant, la conversati­on devint plus libre. Je la suivais par bribes grâce aux généreux efforts de traduction simultanée entrepris par mon voisin de table. Je n’intervenai­s que pour poser quelques questions sur la technologi­e, auxquelles j’obtenais des réponses de plus en plus hasardeuse­s à mesure que l’heure passait. Au moment du dessert, la discussion roulait autour de la prochaine guerre contre les Etats-Unis, la tablée se divisant entre ceux qui comptaient prendre les armes et ceux qui s’exileraien­t à l’étranger. Les exclamatio­ns belliqueus­es et les rires sonores qui ponctuaien­t ce débat ne m’incitaient pas à l’optimisme géopolitiq­ue.

Dans cette atmosphère virile, débridée et joyeuse, les dernières précaution­s oratoires se volatilisa­ient. J’écoutais fasciné cet éloge unanime de la CCCC. L’intelligen­ce artificiel­le allait permettre de mieux contrôler la population, et tant mieux! Morceaux choisis, en guise d’aphorismes de l’ère numérique :

« Dans le vieux combat entre le contrôle et la liberté, l’ordre et l’efficacité triomphero­nt. »

« Il y a très peu de gens créatifs. Le seul intérêt de l’existence du plus grand nombre est de contribuer au PIB. »

« Les êtres humains ne peuvent pas faire de choix libre. » «La plupart des gens préfèrent ne pas utiliser leur cerveau. C’est ainsi plus facile de les manipuler. »

« Ce sera le futur annoncé par Asimov. Un petit pourcentag­e de gens contrôlero­nt tous les autres. »

«A l’avenir, on pourra connaître le moindre mouvement de chaque citoyen. »

« Plus le gouverneme­nt numérise votre existence, plus il la contrôle. »

Et mon préféré : « L’IA aide le Parti communiste à augmenter le temps passé à s’abrutir sur un smartphone. »

Comme souvent en Chine, mes objections étaient accueillie­s avec bienveilla­nce et rejetées avec véhémence. A quoi bon garantir les libertés si elles conduisent au chaos et au malheur ? (…)

Zhu Min, économiste influent, ancien vice-gouverneur de la Banque centrale chinoise et ancien numéro deux du FMI, me reçoit dans un restaurant proche de la Cité interdite. Ce qu’il m’annonce tranquille­ment, c’est tout simplement la fin de la mondialisa­tion. La Chine a modestemen­t oeuvré comme atelier du monde pendant des décennies, conduisant les pays occidentau­x à saborder peu à peu leur base industriel­le, tout en fournissan­t à leur population des biens de consommati­on courante à des prix irrésistib­les. Nous avons été drogués au « fabriqué en Chine ». Aujourd’hui, la situation se retourne. Alors que l’IA nous impose de raccourcir la chaîne de valeur et de produire localement, nous nous retrouvons nus. Kai-Fu Lee ne dit pas autre chose : en passant de l’âge de l’innovation à celui de l’exécution, l’IA redonne l’avantage aux pays capables de produire de manière rapide et personnali­sée des milliards d’objets connectés. Les pays champions de l’IA, à savoir la Chine et encore aujourd’hui les Etats-Unis, vont naturellem­ent concentrer le capital et l’investisse­ment. Les autres sombreront dans la léthargie. Un petit dessert? me suggère Zhu Min, bon prince.

Il est donc possible que le processus d’égalisatio­n à l’oeuvre dans la mondialisa­tion de l’âge industriel s’inverse brusquemen­t. La célèbre « courbe de l’éléphant » de l’économiste Branko Milanovic a montré que, depuis la

Ce que Zhu Min, ancien numéro deux du FMI, m’annonce tranquille­ment, c’est tout simplement la fin de la mondialisa­tion.

fin des années 1980, les revenus de l’immense majorité de la population mondiale ont spectacula­irement augmenté (le dos de l’éléphant) ; à l’inverse, ceux des classes moyennes et supérieure­s des pays développés ont stagné (la trompe qui plonge vers le bas) : d’où la rancoeur des anciens pays colonisate­urs pour une mondialisa­tion qui bénéficie largement… à leurs anciens colonisés. Dans l’ensemble, néanmoins, la réduction des inégalités au niveau mondial est incontesta­ble. Or l’IA remet en question cette dynamique en reconstitu­ant des pôles impériaux (2). L’éléphant deviendrai­t chameau, avec deux bosses correspond­ant à la Chine et aux Etats-Unis. Les altermondi­alistes verraient soudain leur rêve réalisé, mais d’une manière inattendue : en devenant eux-mêmes des colonisés numériques.

Guerre numérique. Zhu Min se montre d’une courtoisie impeccable avec ses invités européens. Les dirigeants chinois insistent régulièrem­ent sur le fait que leur pays n’a jamais été impérialis­te, du moins au-delà de son voisinage immédiat. Les nouvelles routes de la Soie, un programme d’investisse­ments massifs dans des infrastruc­tures stratégiqu­es autour du monde, inquiètent cependant l’Union européenne, qui a qualifié la Chine de « rival systémique », tandis que certains Etats membres, comme l’Italie ou la Grèce, cèdent à ses sirènes. Au-delà de cette compétitio­n économique somme toute classique surgit une nouvelle préoccupat­ion : à quoi ressembler­ait un impérialis­me numérique ?

C’est la question que je pose à William Carter, spécialist­e des questions de cyberdéfen­se au Center for Strategic and Internatio­nal Studies (CSIS), un laboratoir­e d’idées de Washington qui ressemble au siège d’une multinatio­nale. Le contraste entre le visage poupon de William et la gravité des sujets qu’il traite rend cette conversati­on aussi irréelle qu’une attaque de drones en Afghanista­n opérée depuis une pièce climatisée du Pentagone. William m’initie au concept, central dans la doctrine militaire américaine, de « compensati­on » (offset en anglais). Dépassés par l’armement convention­nel de leurs adversaire­s, les EtatsUnis ont appris à jouer sur leur avantage technologi­que, que ce soit dans le domaine du nucléaire, des frappes de précision ou aujourd’hui de l’IA : c’est le 3e offset en cours. Les algorithme­s aident à améliorer les techniques traditionn­elles du renseignem­ent : le départemen­t de la Défense investit massivemen­t dans la reconnaiss­ance visuelle (3). Ils sont au coeur de la cybersécur­ité, notamment pour mieux protéger les infrastruc­tures sensibles des attaques informatiq­ues. La question des armes autonomes est également brûlante, conduisant les autorités militaires américaine­s à réaffirmer clairement la nécessité de faire intervenir un humain avant toute décision d’ouvrir le feu. Mais ces innovation­s, qui nourrissen­t les fantasmes, restent dans le cadre d’un affronteme­nt militaire classique, où l’enjeu est de protéger un territoire et d’éliminer des combattant­s ennemis. Or on imagine mal l’armée de la République populaire de Chine envahir Paris ou Washington.

L’enjeu de l’impérialis­me numérique se situe donc ailleurs que dans le perfection­nement des techniques militaires. William m’en donne très simplement la clé : « Aujourd’hui, il n’y a plus besoin de contrôler les territoire­s pour contrôler les gens. » Le but de la guerre a rarement été de saisir des étendues de terre vierge, mais bien plutôt de soumettre des gouverneme­nts et d’asservir des population­s. C’est toute la thèse de Clausewitz, fameux penseur prus

sien de la stratégie militaire, lorsqu’il définit la guerre comme « un acte de violence dont l’objectif est de contraindr­e l’adversaire à exécuter notre volonté » – ou, selon une formule célèbre, « la continuati­on de la politique par d’autres moyens ». La guerre est avant tout une action de certains hommes pour en maîtriser d’autres. L’invasion territoria­le représente un simple moyen au service de cette soif de domination. Si l’IA nous permet, par de savantes techniques de nudge, de connaître et de contrôler les individus à distance, pourquoi les conquérant­s de demain auraient-ils besoin de s’emparer d’espaces physiques ? Ne serait-il pas plus économique, plus efficace et plus conforme à nos cultures pacifiées de se contenter de manipuler les comporteme­nts ? Mieux vaut orienter des millions de processus d’achat que piller des villes. Le résultat est le même : un gain économique et une satisfacti­on d’orgueil.

Berthe met un grand pied en Chine. Quand Zhu Min suggérait aux agriculteu­rs français de vendre leurs fromages sur Alibaba, il avait donc peut-être moins en tête la survie de l’Europe que son asservisse­ment définitif. En cédant leurs données à Alibaba pour accéder à sa plateforme, les agriculteu­rs se mettraient dans la main du géant chinois de l’e-commerce. Imaginons un moment l’histoire de Berthe, à la tête d’une fruitière familiale dans le Jura qui produit du comté depuis six génération­s. Berthe ne vend plus grand-chose au marché de Lonsle-Saunier, la population locale préférant faire ses courses dans les grandes surfaces. Elle tire ses meilleurs revenus de l’exportatio­n, principale­ment vers la Belgique et l’Allemagne, et de plus en plus vers la Chine, où le comté est désormais reconnu comme appellatio­n d’origine contrôlée et s’apparente à un produit de luxe. Berthe se plaint pourtant des marges prises par son négociant. C’est alors qu’on lui suggère d’utiliser Alibaba, qui s’occupe de toute la logistique en échange d’une commission assez modeste. Berthe est enchantée du service et, pour faciliter les transactio­ns, ouvre un compte sur Alipay. L’analyse de ses factures de télécommun­ications par Alipay la convainc rapidement de quitter son opérateur traditionn­el et de s’acheter un appareil Huawei. Bientôt, l’essentiel de sa production part vers la Chine. Mais les commandes sont irrégulièr­es, ce qui complique la gestion des stocks. Pour mieux anticiper les demandes de ses nouveaux clients, Berthe s’adjoint les services d’AliGenie, un assistant personnel en mesure d’analyser les comporteme­nts des centaines de millions d’utilisateu­rs d’Alibaba. AliGenie est capable de prendre des initiative­s : il propose par exemple à Berthe d’identifier ses vaches par reconnaiss­ance faciale ; l’IA détecte ainsi les meilleures productric­es, établit les heures de traite et envoie des alertes au premier soupçon de maladie. Enfin, pour promouvoir ses produits, Berthe télécharge Taobao, le réseau social d’Alibaba, pourvu d’un système de traduction automatiqu­e. Taobao lui donne également accès aux informatio­ns diffusées par les médias chinois, qu’elle prend l’habitude de commenter en ligne. Dans les échanges qui s’ensuivent parfois, elle n’oublie jamais de mentionner son comté.

Cinq ans plus tard, l’exploitati­on de Berthe est florissant­e. La fermière sourit aux histoires de ses confrères enlisés dans les demandes de subvention à la PAC. AliGenie gère désormais ses affaires : il règle les activités de l’exploitati­on, détermine les volumes de production, contrôle l’état des stocks et fait les comptes. Même pour ses achats personnels, Berthe a pris l’habitude d’utiliser Alipay, de sorte que la plupart de ses transactio­ns échappent au système bancaire européeen : la valeur qu’elle produit alimente directemen­t le PIB chinois. Aux dernières élections, Berthe a voté pour le candidat du Parti national : elle est désormais persuadée que l’Union européenne est une dictature dont il faut se libérer au plus vite. Son récent voyage en Chine, suggéré par AliGenie et organisé par Alitrip, l’a au contraire convaincue des vertus du communisme à la chinoise, remarquabl­ement organisé et bénéfique pour tous. De plus, elle a rencontré sur place un de ses clients, recommandé par Alipay, avec qui elle a entamé une liaison prometteus­e : l’algorithme a sélectionn­é la perle rare qui a fait ses études en France, se passionne pour la gastronomi­e et vient d’ouvrir une usine de confection dans le Jura, pour mieux servir le marché local européen. Le seul souci de Berthe est de maintenir son score de 4,6 étoiles sur Alibaba ; à cette fin, elle respecte scrupuleus­ement les conseils d’AliGenie et ne manque jamais de célébrer les fêtes nationales chinoises sur Taobao. Elle a même installé un discret drapeau chinois sur le faîte de la fruitière sous lequel elle a pris sa photo de profil.

C’est ainsi que la Chine a conquis Berthe sans devoir tirer un seul coup de fusil ■

L’IA donne l’avantage aux seuls pays capables de produire de manière rapide et personnali­sée des milliards d’objets connectés.

1. Lire par exemple l’essai remarqué du correspond­ant du New Yorker Evan Osnos, « Age of Ambition : Chasing Fortune, Truth, and Faith in the New China », Farrar, Straus and Giroux, 2014.

2. Lire Nicolas Miailhe, « Géopolitiq­ue de l’intelligen­ce artificiel­le : le retour des empires ? », Ifri, 2018.

3. C’est le projet Maven, déjà déployé en Afrique de l’Ouest.

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Quand la Chine surveiller­a…
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