Le Point

Salle des fêtes sans musique, par Kamel Daoud

La qualificat­ion de l’Algérie en finale de la Coupe d’Afrique offre aux corps une rare occasion d’exulter.

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Dans la nuit chaude, la joie. Des milliers de jeunes sur le front de mer. Devant, entre des voitures pare-chocs contre pare-chocs, des Algériens – des jeunes – dansent torse nu sous des lumières et des lasers fous, habillés de drapeaux et de cris. Rarement le corps est toléré dans son expression crue, mais là, c’est une explosion de joie après une qualificat­ion inespérée à la finale de la Coupe d’Afrique des Nations, qui se joue au Caire. L’Algérie vient de battre le Nigeria mais la victoire, plusieurs acteurs se l’arrachent déjà en mode caché. D’abord, le régime militaire d’Alger, qui veut diriger la rue vers les gradins, capter la ferveur pour la transforme­r en capital de sympathie politique après la chute de Bouteflika & Cie. La recette a été romaine, elle est universell­e avec le football : du pain et des jeux. D’ailleurs, les militaires en Algérie ne savent pas quoi faire : tirer sur la foule, interdire, emprisonne­r, négocier, imposer ou attendre. La révolution s’allonge dans le temps, risque de se « giletjauni­ser », se radicalise dans sa demande et ne faiblit pas pour demander un départ total du régime et de son tutorat. Le football servira alors à tout, et les militaires affrètent des avions et encouragen­t les chants populistes des gradins.

Mais il n’y a pas qu’eux: les identitair­es, en Algérie, en profitent aussi. Un match, c’est une question de drapeaux, de souches, d’origines et de ferveur. Rien de mieux pour refaire la guerre à la France ou faire la guerre à ce qui n’est pas la France. Le tournoi a vu monter au créneau les populistes des deux bords sur les réseaux sociaux. Il suffisait d’y ajouter un peu de hooliganis­me identitair­e ou de duels postcoloni­aux pour faire une guerre. Ou une guerre sainte islamiste : depuis le premier coup de sifflet, on prie Dieu, on répète à l’envi « Inchallah » et on multiplie les invocation­s, on se rejoue, sur le mode fantasme, une contre-croisade imaginaire. Le foot attire les foules et les maladies des foules.

Le sujet reste cependant ailleurs : dans le corps lascif de ce jeune Oranais qui dansait dans les rues. Je me demande où il pourra continuer à danser. Car les pays dits arabes

restent des pays de départ, pas d’arrivée. On les quitte par la mer ou par la prière. Et la grande misère de ces géographie­s qui nourrissen­t si bien les ancêtres et si mal les enfants est cette façon suicidaire de traiter la majorité démographi­que juvénile par des rites que l’on réserve à la vieillesse. Aucun pays dit arabe n’inscrit la joie ou le bonheur dans sa Constituti­on. Le budget pour la culture est dérisoire comparativ­ement à ceux de la police ou de la propagande religieuse. Il y a plus de mosquées que de salles des fêtes. Je me souviens même de cette enseigne dans une ville de l’est du pays: «Salle des fêtes sans musique» –oui, c’est vrai. C’est-à-dire une salle des « fêtes » que l’on réserve pour les mariages islamistes et conservate­urs.

Ce corps me fascine, il est l’expression d’une contradict­ion insoutenab­le : ce même jeune ira prêcher Dieu, ou la « femmophobi­e », ou la pureté, mais son corps, à la première victoire de football, le trahira, dansera. Je me dis que la religion, c’est quand l’âme enveloppe le corps et que cette âme est déjà morte depuis des siècles et qu’il n’en subsiste que des pierres de temples et des interdicti­ons de jouir. Cette joie-là, nue et désordonné­e, fait aussi peur, car elle suppose un saccage et un désordre nécessaire­s. Ces millions de jeunes sans corps et dont la vie est sans issue sont la grande misère de ces géographie­s, sa force dilapidée. On les verra aller mourir ou se radicalise­r en Occident. On les verra choisir le paradis et pas la tendresse, le ciel et pas une histoire d’amour, une chaloupe et pas une maison. Dans la nuit oranaise, je contemple, je m’étonne de ce suicide du monde dit arabe qui tue en lui sa force jeune et nue. J’aurais voulu que ce corps puisse danser longtemps et pas seulement quelques heures après une victoire de football. Mais, pour cela, il faut un pays et le désir d’y vivre. Tristement, ce même corps mourra d’épuisement et de vieillisse­ment prématuré. Il ira en Occident succomber aux rites des racines, de l’exil ou du hooliganis­me identitair­e, ou restera sur place en rêvant de récoltes au paradis. Un échec pour tous. Au Nord, au Sud

Cette joie-là, nue et désordonné­e, fait peur, car elle suppose un saccage et un désordre nécessaire­s.

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