Le Point

A Jacquie et Michel elles ne disent plus « merci »

Les demandes d’actrices réclamant la suppressio­n de leurs vidéos ébranlent le site de porno amateur.

- PAR MARC LEPLONGEON

Les rires d’enfants, perceptibl­es en fond sonore, cadrent mal avec la scène qui se joue, ce jour-là, sur le domaine public : un coït à la vue de tous, à quelques mètres de la place Lesur, à Guise, dans l’Aisne, non loin… d’une école et d’un centre aéré. Une vidéo tournée pour Jacquie et Michel, le célèbre site de porno amateur français. Si bien que, à peine mis au courant de l’affaire – « Ce sont mes administré­s qui m’ont fait remonter cette vidéo, je n’ai

pas eu besoin de la regarder en entier pour me faire une idée », précise-t-il –, Hugues Cochet, le maire de la ville, porte plainte pour exhibition sexuelle et obtient le retrait immédiat de la vidéo. Au printemps, l’aventure du maire fait se gausser la presse locale et nationale. Sans savoir que derrière le fait divers des femmes tentent, elles aussi, et souvent sans succès, de faire retirer des vidéos tournées des années plus tôt et qui leur portent aujourd’hui un préjudice infini : « Après que les médias ont relaté l’histoire, j’ai reçu l’appel d’une femme qui avait tourné quatre ou cinq vidéos et qui ne savait pas comment faire pour les retirer », confirme Hugues Cochet.

Jacquie et Michel, une marque créée en 1999 par Michel Piron, un ancien enseignant, incarne une success story du porno amateur français. Un véritable fait d’armes à une époque où les «tubes» (YouPorn, par exemple), des plateforme­s de streaming en ligne qui publient chaque jour des milliers de vidéos, raflent une très grande partie du trafic Internet. Au début des années 2000, Michel Piron est ainsi un des seuls à avoir réussi à concurrenc­er Marc Dorcel en France, en prenant son exact contre-pied : là où Dorcel produit des films haut de gamme,

Jacquie et Michel, eux, rachètent contre quelques centaines d’euros des vidéos tournées par d’obscurs producteur­s. La marque peut aujourd’hui revendique­r un chiffre d’affaires en millions (les comptes de la société et de ses filiales ne sont pas publiés) et une bonne image auprès du public, au point que le club de rugby de Carcassonn­e avait voulu en faire son sponsor début 2019, avant que la Ligue nationale siffle la fin de la récré…

Piège. En deux décennies, Jacquie et Michel s’est largement diversifié. Produits dérivés (jusqu’à une bière), réalité virtuelle et même un réseau social libertin qui compte plus de 1 million de visiteurs uniques par mois. La marque est cependant restée sur ce qui a fait son succès : un porno franchouil­lard, « à la bonne franquette », dit le slogan, où les actrices, des libertines avides de nouvelles expérience­s, prendraien­t plaisir à l’exercice. Le slogan, lui non plus, n’a pas bougé d’un poil : un « Merci Jacquie et Michel » que les comédienne­s doivent lancer face à la caméra chaque fois qu’un dénouement – orgasme, éjaculatio­n faciale – se (sur)joue à l’écran. Et si le maire de Guise a connu la désagréabl­e surprise de voir se tourner un porno dans sa commune, comme celui de Compiègne avant lui, c’est parce que Jacquie et Michel se fait un point d’honneur à valoriser notre patrimoine : « Toujours commencer en extérieur si le temps le permet, privilégie­r la vue de monuments, paysages, éléments typiques d’une région, lieux connus, etc., susceptibl­es de donner des repères spatio-temporels à l’internaute », lit-on dans un document interne distribué par la société à ses sous-traitants et que Le Point a pu consulter.

Rien n’est dit, en revanche, sur le salaire de ces femmes, payées une misère – 200 ou 300 euros – pour des scènes où on exigera le maximum d’elles et qui les suivront toute leur vie sur Internet. Il y a six ans, Daphné*, une jolie brune, a tout juste 18 ans quand elle se décide à répondre à un message publié sur le site Wannonce.com : « Recherche modèle pour clip vidéo», lit-elle. Le caractère sexuel n’est pas précisé et ce n’est que dans l’e-mail de réponse que Daphné apprendra de quoi il s’agit : une vidéo porno amateur et soft. Son visage pourra être caché, lui promet-on. Le cameraman lui précise que ce sera pour Jacquie et Michel. « A l’époque, je ne connaissai­s pas du tout ce milieu-là, jure la jeune femme. On ne m’a pas donné les détails du prix ni le nom du partenaire. Je ne l’apprendrai que sur le tournage. C’est d’ailleurs en arrivant que j’ai appris que ce n’était pas pour une vidéo, mais trois. Je ne tournerai finalement que deux scènes. »

Touts’enchaînetr­èsvite.Daphné ne pense même pas à exiger le bilan sanguin ou à demander des informatio­ns quant à l’état de santé de son partenaire. Elle est cueillie à la sortie du métro. « Je suis arrivée très en retard. Quand je leur ai demandé où était mon masque, ils m’ont dit : “C’est ridicule, on t’a filmée à ton arrivée, donc maintenant c’est trop tard.” Au début, ils disent : “Bonjour, c’est bien toi, Daphné ?” Mais ils ne précisent pas qu’en réalité le film a déjà commencé.” » Cela peut paraître improvisé mais tout est en réalité soigneusem­ent pensé : « Interroger le modèle sur ce qu’elle est, ses motivation­s, son âge, sa profession, sa situation de famille, ses origines sociales et ethniques, ses passions (…) de sorte que l’internaute doit avoir l’impression de la connaître à la fin de la discussion et même de l’avoir draguée lui-même. Le modèle ne doit pas être seulement un corps sans âme », selon le document « Les codes Jacquie et Michel », édité par Yves Remords, une des nombreuses sociétés du groupe. Devant l’insistance du cameraman, Daphné cède et accepte des pratiques qu’elle voulait initialeme­nt refuser, comme la sodomie.

Les réalisateu­rs attendront la fin des scènes pour rémunérer les acteurs. Pour la jeune femme, ce sera 201 euros la première, 252 euros la seconde. Impossible, cependant, d’obtenir un contrat. « Je me rappelle que je devais accepter de signer un papier sur lequel je disais que j’étais “lucide”, “ni alcoolisée

Ces femmes sont payées 200 ou 300 euros pour des scènes où on exigera le maximum d’elles.

ni droguée”, confie-t-elle. J’ai ■ compris que le site était très connu quand, même pas une heure après la publicatio­n de ma vidéo, tout le monde m’en parlait. Des gens venaient frapper à ma porte. J’ai dû être escortée par des policiers pour sortir. Je les ai appelés, car il y avait des jeunes partout devant chez nous. Ma mère habitait au rez-de-chaussée et ils avaient accédé au jardin.» Daphné demande immédiatem­ent le retrait des vidéos : « Le monsieur m’a dit que ce n’était pas possible, que Jacquie et Michel n’allait pas être d’accord. La seconde scène a été postée une semaine après. » Pendant des mois, la vie de Daphné, victime d’insultes sur les réseaux sociaux et à son domicile, devient un enfer. « Les gens me reconnaiss­aient dans la rue, c’était horrible. »

Plus de 6 millions de vues. Daphné est aujourd’hui fonctionna­ire et mère de famille. La jeune femme a contacté l’avocat Eric Morain qui, le 10 avril, a envoyé une mise en demeure à toutes les sociétés gérées par Jacquie et Michel et aux autres sites qui diffusaien­t les vidéos de sa cliente, dont Pornhub, un portail vidéo anglais, sans trop qu’on connaisse les liens existant entre les deux entreprise­s. « Cela a fonctionné, les vidéos ont été supprimées, comme pour deux autres jeunes femmes qui sont venues me voir», confie l’avocat, qui avait mené ses petites recherches au sein du millefeuil­le extrêmemen­t opaque composant les différente­s sociétés et sous-sociétés liées de près ou de loin à Michel Piron. Jacquie et Michel a accédé à la demande mais n’a pas envoyé la moindre lettre d’explicatio­n.

Ce n’est pas le cas de Charlène*, dont l’histoire a été contée par Robin D’Angelo, auteur d’un livre d’immersion dans le milieu du porno amateur français (« Judy, Lola, Sofia et moi », Editions Goutte d’or). Après s’être retrouvée dans la même situation que Daphné, l’actrice a tenté – sans succès – de joindre Jacquie et Michel via le formulaire de contact du site. Et a fini par s’attacher les services d’un avocat pour obtenir gain de cause. Le conseil de la société, Me Charlotte Galichet, s’est alors fendu d’un courrier lui expliquant que la suppressio­n ne valait pas « reconnaiss­ance de culpabilit­é ». Qu’il s’agissait seulement d’opter pour un « règlement rapide et amiable ». Même chose pour une autre femme, Chloé, qui a dû batailler avec son avocat, Me Mendel, pour obtenir le retrait de trois vidéos vues plus de 6 millions de fois. Là encore, Me Galichet avait concédé « un geste à titre exceptionn­el », sans reconnaîtr­e le moindre tort. Précision : « Aucune trace de contrat écrit n’avait pu être retrouvée », nous explique Me Mendel.

Des pratiques qui posent question. Interrogé par Robin D’Angelo avant la parution de son livre, Thibaut Piron, qui gère la société avec son père, Michel, avait tenté de se justifier. Et avait assuré que les prestatair­es de Jacquie et Michel étaient les véritables « responsabl­es légaux des vidéos. Nous, on n’est que diffuseur, on n’a pas notre mot à dire ». Et d’ajouter : « Les amatrices nous contactent, nous, mais elles font erreur. Elles n’ont pas compris qu’elles ont tourné pour un producteur et pas pour Jacquie et Michel. » D’après l’auteur de « Judy, Lola, Sofia et moi», plusieurs actrices mécontente­s se seraient même vu renvoyer vers lesdits prestatair­es afin de racheter leurs vidéos, en échange de quoi elles seraient retirées d’Internet. Sauf que les prix réclamés atteignaie­nt des sommes quatre ou cinq fois supérieure­s à ce qu’elles avaient gagné. «Le rachat de vidéo, on ne sait même pas comment ça se passe, chaque producteur négocie son truc », explique Thibaut Piron. Jacquie et Michel simple diffuseur? L’argument est assez indigent quand on sait que la société revendique la qualité de « producteur » lorsqu’il s’agit de disputer des droits à ses prestatair­es…

«Chaussette­s qui traînent par terre ». En 2018, Geoffrey et Pierrick, qui avaient tourné en trois ans une soixantain­e de vidéos pour le compte de la marque, se sont ainsi retrouvés au tribunal face à Jacquie et Michel : les premiers reprochant au second d’exploiter leurs vidéos sans cadre contractue­l ; le second reprochant aux premiers des actes de contrefaço­n et de concurrenc­e déloyale en reproduisa­nt sur leur propre site les vidéos. La société Jacquie et Michel a alors revendiqué en justice sa qualité de producteur, ce qu’elle se refuse constammen­t à faire face aux actrices. Le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris, que Le Point a consulté, est à ce titre très instructif. Jacquie et Michel fait appel à des prestatair­es techniques qui tournent les films en respectant un « concept » comportant un « déroulemen­t chronologi­que des scènes, des codes vestimenta­ires, la répétition du slogan “Jacquie et Michel” (…) ainsi que des consignes de choix de décors et de cadrage », indiquentl­esmagistra­ts.MichelPiro­n exige de ses partenaire­s commer

« Les gens me reconnaiss­aient dans la rue, c’était horrible. » L’actrice d’une vidéo publiée sur le site

ciaux qu’ils fassent « faire » aux moins six positions à leurs actrices, parmi une « liste non exhaustive » : fellation, anulingus, « doggy anal et vaginal », « double pénétratio­n »…Qu’ilsfilment « en bougeant sans mouvements brusques, tel un serpent ». Ou encore qu’ils privilégie­nt « les appartemen­ts naturels, les vrais lieux de vie, avec du désordre (chaussette­s qui traînent par terre…) ». Des conditions imposées et qui font de Jacquie et Michel le vrai producteur des vidéos : « Les tournages étaient toujours convenus et validés par la société Yves Remords (…), l’exclusivit­é consentie résultait implicitem­ent de la citation de la marque, de la présence de “goodies” – tels que tee-shirts, casquettes portés par les participan­ts –, mais aussi des échanges entre les parties », lit-on dans le jugement, lequel précise que Jacquie et Michel supporte les frais de production.

Aucun doute possible, donc, selon les juges : c’est bien à Jacquie et Michel d’assumer la responsabi­lité des contenus publiés sur son site. La société a peutêtre senti le danger, car elle a aussitôt transigé avec ses prestatair­es via un accord secret, dès le délibéré rendu. Pour éviter de créer une jurisprude­nce qui lui serait très défavorabl­e face aux actrices qui réclament le retrait de leurs vidéos ?

Mes Mendel et Morain, en tout cas, jouent sur toutes les cordes : droit à l’oubli, droit à l’image et, surtout, respect de la dignité humaine. Un magistrat pourrait-il vraiment refuser à une femme la suppressio­n d’une vidéo dégradante tournée dix ans plus tôt contre 200 euros? Et ce encore plus quand les conditions contractue­lles apparaisse­nt particuliè­rement obscures ? Les deux juristes en doutent. Pour le moment, en tout cas, il n’existe « pas beaucoup de précontent­ieux et aucun contentieu­x judiciaire avec des actrices ou des acteurs ayant tourné des vidéos qui en demandent le retrait », se contente de nous répondre l’avocate de Jacquie et Michel, Me Galichet, qui renvoie vers un des articles qu’elle a publiés sur son site Internet au moment où la polémique a commencé à poindre. Elle y expliquait notamment que le droit à l’oubli n’est pas « aussi absolu que ce que les médias veulent nous faire croire » §

* Les prénoms ont été changés.

 ??  ?? Fin de partie ? « Merci Jacquie et Michel » est le slogan que les actrices doivent lancer face à la caméra en conclusion de chaque vidéo.
Fin de partie ? « Merci Jacquie et Michel » est le slogan que les actrices doivent lancer face à la caméra en conclusion de chaque vidéo.
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 ??  ?? Manuel. Le document qu’édite Jacquie et Michel à l’attention de ses prestatair­es précise le choix des tenues, la liste des positions… tout comme le souci du pittoresqu­e de la scène.
Manuel. Le document qu’édite Jacquie et Michel à l’attention de ses prestatair­es précise le choix des tenues, la liste des positions… tout comme le souci du pittoresqu­e de la scène.
 ??  ?? Marketing. Au Salon de l’érotisme Eropolis du Bourget, en mars 2016.
Marketing. Au Salon de l’érotisme Eropolis du Bourget, en mars 2016.
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Business. La bière, un des produits dérivés développés par la marque Jacquie et Michel.
 ??  ?? XXL. Inaugurati­on du sex-shop Jacquie et Michel de Nancy, le 28 mai 2016.
XXL. Inaugurati­on du sex-shop Jacquie et Michel de Nancy, le 28 mai 2016.

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