Art - Abidjan : elles font l’art contemporain
En Côte d’Ivoire, rencontre avec ces galeristes qui font éclore les talents.
«Akwaba », bienvenue à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, en habits d’art contemporain. Les artistes africains, de plus en plus présents sur le marché de l’art hors du continent, comptent d’ardents défenseurs in situ, dans un paysage où « bouger bouger » n’est pas seulement une formule du groupe Magic System. Ces femmes (et hommes aussi !) dans leurs galeries, fondations, réseaux repèrent les talents, les portent audelà des frontières et les ramènent même au pays. A Babi (surnom d’Abidjan), dans la petite famille de l’art, on pousse un cri unanime au nom de Simone Guirandou : «Notre mère à tous!» Chance, on peut rendre visite à cette grande dame à son domicile, dans le quartier de Cocody, dont le moindre pan de mur est couvert d’oeuvres d’art (traditionnel comme contemporain, elle a toujours et collectionné et vendu
les deux). « Vous voyez ici un Augustin Kassi », dit-elle en désignant une toile représentant une femme plantureuse. « Il est surnommé le “Botero ivoirien”, alors qu’il ne connaissait pas du tout Botero », ajoute-t-elle dans un sourire. Après vingt ans passés à la tête de sa première galerie, Arts Pluriels, toujours à Abidjan, elle « rentre à la maison » en 2015 pour mieux rebondir. « Nous avons construit ce bâtiment de 135 mètres carrés. Il jouxte la maison familiale, dont nous avons pris la piscine et la moitié du jardin, là même où j’avais commencé à exposer des artistes dès 1985, sur des chevalets… Le premier était Jacques Stenka. » Trente ans plus tard, l’aventure redémarrait sous le nom de LouiSimone Guirandou Gallery, réunissant les prénoms du couple. Leur fille,
Gazelle, venue d’un autre univers, dirige aujourd’hui la galerie, avec un « pilier » historique à ses côtés, Cyprien Ahimim. L’harmonie, ce jour-là, règne entre les toiles de l’artiste ghanéen Ablade Glover, un des grands noms du catalogue, et les meubles du designer ivoirien Jean-Servais Somian exposés en duo, formule qu’apprécie Gazelle Guirandou. Elle la reconduit cet été en exposant deux jeunes talents ivoiriens, Obodjé et Obou.
Triangle d’or. « Il y a toujours eu des galeries et une activité artistique, tout n’a pas commencé aujourd’hui, mais on sent que ça bouge », confirme Illa Donwahi, née dans une grande famille ivorienne, qui a abandonné sa carrière de cheffe d’entreprise pour lancer sa fondation d’art contemporain en 2008.
Elle est installée depuis 2013 sur le très en vue boulevard Latrille, dans une propriété familiale aux allures de labyrinthe et au charme fou. A la fois espace d’exposition (jusqu’à 1 000 mètres carrés), lieu de résidence, restaurant-lounge et bientôt, peut-être, labo photo : Illa Donwahi a en effet invité Aïda Muluneh, photographe éthiopienne de renom, à donner une master class à de jeunes Ivoiriens. Illa estime que la photographie demande à être mise en avant sur la scène ivoirienne, même si les noms de Joana Choumali – que sa fondation va d’ailleurs exposer prochainement –, Ananias Leki Dago ou encore Franck Fanny, pour ne citer qu’eux, l’incarnent déjà.
« Aujourd’hui, des trentenaires sont prêts à acheter de la photo », poursuit la maîtresse des lieux, à l’écoute de la jeunesse créative et inventive qu’elle accueille pour les dimanches festifs de La Sunday. « Je mets à leur disposition le terrain de 2 500 mètres carrés. L’important est de démythifier l’art contemporain, le côté intimidant des galeries. » Pendant la visite, on s’arrête devant une immense demi-jambe de bois signée Jems Robert Koko Bi. « Cette pièce, nommée “Missing Leg”, a été sculptée après que son neveu a perdu une jambe dans l’attentat de Grand-Bassam, en 2016 », raconte Illa Donwahi. Emotion. Le grand sculpteur ivoirien, de plus en plus présent au pays, « est ici chez lui ». Parmi tous les projets que brasse Illa Donwahi, en relation avec d’autres capitales africaines, elle songe à lancer une vente aux enchères annuelle. « Dakar a une biennale d’art, Bamako, celle de la photo, il faudrait un événement ici qui fasse référence. »
« Une vente ? Le tout est de prendre son temps », réagit la «petite dernière », Cécile Fakhoury, galeriste française installée en Côte d’Ivoire, même
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« Nous sommes deux ou trois mâles qui essayons de survivre », conclut Yacouba Konaté dans un éclat de rire.
si elle admet que cette scène en plein boom ■
« manque, en effet, d’une dynamique positive de groupe : nous ne sommes pas assez fédérés autour d’un événement commun ». Dans la verdure de Cocody, devenu décidément le triangle d’or de l’art contemporain, on découvre un grand toit de tôle posé sur des murs en béton, d’une modernité épurée, impressionnante, comme le vaste espace construit en six mois sur un terrain situé en face de la société de BTP de son mari. « C’était juste au sortir de la crise, en 2012. Je ne voulais pas attendre. » La ville reste encore traumatisée par les violences de la crise postélectorale (2010-2011). Autour de Cécile, les toiles de l’Ivoirien Armand Boua, qui vit à Yopougon (comme Aya, l’héroïne de la BD de Marguerite Abouet), rendent hommage aux quartiers d’Abidjan. « Tout le monde pense qu’à Dakar c’est mieux qu’à Abidjan, commente celle qui a ouvert l’an dernier une galerie dans la capitale sénégalaise, mais il y a un marché local ici aussi. Mon chiffre d’affaires augmente chaque année, même s ’il se fait encore majoritairement à l’étranger, c’est un travail de fond pour un mouvement de fond. » Autre signe fort, le retour des artistes : ainsi Ouattara Watts, installé jusqu’alors à New York, revenu montrer son travail au pays fin 2018 et que Cécile Fakhoury exposera à la Fiac en novembre.
A côté de ces stratégies d’envergure internationale, d’autres se consacrent à encourager les jeunes pousses et à privilégier la sous-région. C’est le cas de Sandrine Marmissolle, qui suit 38 artistes d’Afrique de l’Ouest, et pas des moindres, dans sa galerie Eureka, qui reçoit aussi des visiteurs de New York. Et il ne faut pas oublier Internet ! Isabelle Zongo, 30 ans, a créé en ligne la Fondation Original (1), formidable outil et centre de ressources pour que la jeunesse fasse le chemin des écrans aux tableaux.
Mille projets sur le feu. Et les hommes ? On en trouve aussi dans ce paysage : Thierry Dia, de la galerie Houkami, à la tête d’une indispensable structure de proximité qui s’est développée depuis 2002. Et la référence, le pilier, pour tous ces opérateurs, c’est Yacouba Konaté, prof de philo, critique d’art, commissaire d’expositions, directeur du festival du Marché des arts du spectacle africain (Masa), qui préside à la destinée de la Rotonde des arts depuis 2008. Le professeur, qui a toujours mille projets sur le feu, illustre l’engagement sur le terrain africain comme
peu d’autres, soutenu par la Fondation Nour al-Ayat, émanant d’un grand groupe de distribution. Dans ce lieu, ancienne discothèque d’une galerie commerçante ouverte dans les années 1960, bâtiment signé par l’architecte Henri Chomette, l’art contemporain est roi. Au coeur du Plateau (quartier administratif et d’affaires), les jeunes talents comme les plus confirmés sont presque tous passés par ces murs à la fois repères et guides. Alors, quand Adama Toungara, ancien maire d’Abobo, le plus grand quartier populaire du nord de la ville, collectionneur passionné depuis ses années d’études aux Etats-Unis, a voulu doter Abobo d’un centre d’art contemporain, il a bien entendu demandé au professeur Konaté d’entrer au conseil scientifique du musée. Devant ce bâtiment quasi achevé, d’une élégante modernité, oeuvre du cabinet Koffi-Diabaté, situé sur une place grouillante de bus, de monde et de commerces informels, on est stupéfié. Imaginez le Louvre-Lens à Clichy-sous-Bois…
Pour la première exposition à venir à la fin de l’année, « Moi, un collectionneur ! », Yacouba Konaté rassemble une dizaine d’Ivoiriens et Franco-Ivoiriens férus d’art contemporain, dont – cela n’étonnera pas les lecteurs de cette promenade – Mmes Guirandou, Donwahi et Fakhoury ! Le musée d’Abobo est dirigé par – eh oui, encore ! – une femme : Aminata Barro. « Nous sommes deux ou trois mâles qui essayons de survivre », conclut Yacouba Konaté dans un éclat de rire avant d’entrer en réunion avec cette dernière. Pendant ce temps, un galeriste français, Floréal Duran, associé notamment au directeur d’un groupe de communication local, prépare son arrivée dans ce paysage où il compte ouvrir avant la fin de l’année la 5 Mondes Gallery. Presque un slogan universel pour une Babi en capitale africaine d’art contemporain
■ 1. http://originalfound.com