Machiavel peint par Vinci ?
La toile retrouvée au château de Valençay pourrait être un portrait de l’auteur du « Prince », ainsi qu’une oeuvre de Vinci. Révélations sur une incroyable chasse au trésor où l’on croise Talleyrand et Michel Onfray.
Fanny Chauffeteau a sorti ses gants blancs. L’assistante de conservation de Valençay ouvre la grande boîte à archives qu’elle a retirée du coffrefort du château. Puis, avec d’infinies précautions, elle emporte, telle une relique, la toile de 55 centimètres de hauteur et 42 de largeur jusqu’à la petite salle Renaissance, où des visiteurs déambulent sans se douter de rien. Tout juste jettent-ils un rapide coup d’oeil sur le tableau avant de se replonger dans l’histoire de la demeure de la famille d’Estampes, qui passa aux mains de Talleyrand un jour de 1803, parce que Napoléon voulait qu’il y reçoive les grands diplomates européens. L’effet est pourtant saisissant. C’est là, dans cette salle Renaissance, dans quelques mois, si tout va bien, que le public pourra venir admirer la « chose » qui, pour l’heure, s’est vu accoler le titre provisoire de « Portrait d’homme, XVIe siècle ».
Mais auparavant, il y aura eu le 26 octobre. Dans le théâtre que Napoléon fit construire en 1810 à l’intention des princes d’Espagne qu’il gardait prisonniers à Valençay, ce « portrait » sera pour la première fois exposé, commenté, expertisé, pendant quelques heures, à l’occasion des Diplomatiques. Sous ce terme, des rencontres organisées par Sylvie Giroux, la directrice du château, qui nous a fait admirer le rideau de scène. Un sentier sylvestre s’y perd dans le labyrinthe d’une forêt inspirée probablement par la forêt de Valençay. N’est-ce pas aussi dans un labyrinthe qu’Anne Gérardot, directrice des archives départementales de l’Indre, s’est engouffrée l’an dernier, après avoir découvert dans les archives du château ces quelques lignes ? « Je fais emballer par le concierge et mettre au chemin de fer une caisse contenant un tableau (“Machiavel”, par Léonard de Vinci). » Un billet qui a déclenché le début d’une passionnante enquête, dont il faut retracer les tours et les détours.
■
Le billet était signé d’un certain Léon Chevrier, ■ secrétaire-caissier du château. Il l’avait envoyé le 24 octobre 1874 à l’administrateur des biens du duc de Valençay. « Je ne faisais ce jour-là qu’un travail d’étude et de documentation des archives du château en vue d’une protection. Et je tombe sur ces deux lignes se référant à un tableau dont l’attribution avait ici disparu des mémoires », se souvient Anne Gérardot. De quel tableau d’ailleurs s’agissait-il ? Etait-il encore à Valençay ? Avait-il été vendu depuis ? Les réponses se trouvaient peut-être dans les
70 mètres linéaires des archives du château. Archives mal connues, car Valençay, à la différence d’autres grands châteaux de la Loire, est resté tardivement, jusqu’en 1979, entre des mains privées, avant d’être vendu à la ville et au département de l’Indre. S’immerger dans son histoire n’est donc qu’une démarche récente.
En bonne historienne, Anne Gérardot s’est posé d’abord la question suivante : pourquoi avoir mis au chemin de fer de Paris ce tableau ? Pour un prêt en exposition, pratique déjà courante à l’époque ? « Je n’ai pas retrouvé trace d’une date de retour, ce qui était l’habitude, en cas de prêt. » Alors quoi ? Pour une restauration ? Ou pour une expertise, afin de vérifier justement cette attribution à Vinci ? Dans son courrier, le secrétaire Chevrier insistait : « Comme ce tableau a, paraît-il, une certaine valeur, je vous prierai, Monsieur, pour ma tranquillité personnelle, de m’en accuser réception. » « Paraît-il »…
Sous la ligne de flottaison. Cette mention n’était en réalité que la première d’une série, bientôt exhumée par l’archiviste, qui renvoyait à ce même tableau. Sur un inventaire préparé en 1867, dans le cadre d’un contrat d’assurance, elle y apprend que deux tableaux représentant Machiavel et Montaigne et exposés dans le grand escalier ont été estimés à 2 500 francs. « C’est la plus ancienne désignation connue renvoyant à Machiavel comme sujet », résume Anne Gérardot.
Les contrats d’assurance ont du bon. Mais pas encore de Vinci, dont le nom n’apparaît donc qu’en 1874. Comme une rumeur. Un on-dit. Avant 1867, le tableau, de dimensions assez modestes, semble avoir navigué au-dessous de la ligne de flottaison. Dans les inventaires précédents, effectués depuis 1815 et avec le retour de Talleyrand dans ce château, il n’en est pas question. « Mais les tableaux n’étaient pas tous répertoriés », précise l’archiviste. Aucune mention non plus chez la duchesse de Dino, nièce du grand chambellan, qui rédigea une notice descriptive en 1836, deux ans avant la mort de Talleyrand. « Si elle n’en parle pas, c’est qu’elle ne le juge pas digne d’intérêt. Il ne serait pas encore attribué à Vinci.» Le tableau aurait-il pu entrer plus tardivement dans les collections? « Le petit-neveu de Talleyrand, qui reprend le château en 1838, ne les enrichit que très peu. S’il avait été acquis récemment, on aurait rédigé une notule plus complète. » Le tableau aurait donc été à Valençay du vivant de Talleyrand. Qui aurait ignoré qu’il s’agissait d’un Machiavel, qui plus est signé de Vinci ? Le mystère s’épaissit.
Puis un jour, Anne Gérardot tombe sur le catalogue des ventes datant de 1899. Après le décès du petit-neveu de Talleyrand, on disperse l’une des plus belles collections privées de peinture de France. On y trouve le janséniste Antoine Arnauld et un Richelieu par Philippe de Champaigne, un Galilée par Ribera, un portrait présumé de Christophe Colomb par del Piombo… Nombre de ces oeuvres sont aujourd’hui au Met de New York. Beaucoup représentent aussi de grandes figures de la Renaissance et du XVIIe siècle. La collection de Talleyrand, esthète, homme d’affaires, est elle-même une énigme. « Aucun registre, aucune source pour l’heure ne permettent de documenter ses achats de peinture, regrette Emmanuel de Waresquiel, son biographe. On sait qu’il échangeait beaucoup avec des amis collectionneurs, qui formaient un petit cercle de connaisseurs. » De fait, sa collection est si renommée qu’on se presse tout au long du XIXe siècle pour l’admirer. Le général Boulanger, Ferdinand de Lesseps, George Sand viendront signer le livre d’or. Or voilà que lors de cette vente de 1899, on répond à un amateur qui a remarqué le tableau. « Il représente bien Machiavel et est attribué à Léonard de Vinci. Il est vrai qu’un jour le prince Napoléon-Jérôme, visitant le château, aurait dit : “Si cette peinture est bien de Vinci, ce tableau vaut 500 000 francs.” » Grâce à un registre, Anne Gérardot a réussi à dater cette visite : en 1864, on croit donc déjà à un Vinci. On y croyait encore en 1898 puisqu’un érudit berrichon, de passage à Valencay, note dans son carnet : « “Machiavel”, par Léonard de Vinci. » Mais patatras ! Avant cette vente de 1899, des experts parisiens sont requis. Ils se penchent sur le tableau et, dans le catalogue, la notice ne fait plus apparaître que : « Ecole flamande (XVIe siècle). Portrait d’homme (présumé celui de Machiavel) ». Exit Vinci. Le tableau est vendu 420 francs.
« Si cette peinture est bien de Vinci, ce tableau vaut 500 000 francs. » Propos rapporté du prince Napoléon-Jérôme en 1864
Anne Gérardot a donc mis la main sur le catalogue de la vente. Il ne comporte pas d’image du tableau mais une description précise : « Tête chauve, barbe grisonnante en pointe, pourpoint noir avec col de toile blanche. » Les dimensions sont indiquées : 55 x 42 cm. « Je me suis souvenue d’une toile sur bois qui se trouvait dans les réserves, à côté de vieux habits. Fanny Chauffeteau en a pris les mesures. Elles correspondaient. La description aussi. » Elle a enfin identifié le tableau mystère. Il se trouvait encore au château, mais à l’écart, oublié. Elle est en mesure aussi de le distinguer de celui de Montaigne, avec qui il pouvait avoir été confondu. « Le “Montaigne” portait un chapeau et il était plus grand. »
Mais comment ce tableau vendu en 1899 a-t-il pu resurgir à Valençay ? « Jeanne Seillière, épouse de Boson de Talleyrand-Périgord, le successeur du petit-neveu, avait très vite racheté un grand nombre d’oeuvres.» Le présumé Machiavel de retour, l’identification reprend du même coup du poil de la bête : en 1930, on l’attribue de nouveau à Léonard. Durant la guerre, d’autres chefs-d’oeuvre, venus du Louvre, seront mis à l’abri à Valençay : la « Vénus de Milo », la « Victoire de Samothrace ». Sur leur identification, aucun doute. Mais l’attribution à Vinci, elle, s’estompe au fil du XXe siècle. Avant de revenir sur le tapis, en 2018.
Pour reconnaître un Vinci, selon Martin Kemp, il faut avoir le « zing ».
La cote de Vinci. « Pourquoi avait-elle surgi brusquement ? » s’interroge Anne Gérardot. « Au XIXe siècle, on voit apparaître de prétendus Vinci afin de faire monter les prix», admet Sylvie Giroux, la directrice du château. Au XIXe, mais aujourd’hui encore. Ainsi depuis 2008, comme le rappelle Catherine Golliau dans le hors-série du Point consacré à Léonard, les « vincilogues» se déchirent autour d’une attribution présumée d’un tableau intitulé « La belle princesse » vendu anonymement 21 000 dollars et estimé désormais, s’il est authentique, ce dont beaucoup doutent, à près de 100 millions de dollars. D’autres oeuvres de Vinci présentes dans de grands musées – « La madone à l’oeillet», «La madone Litta», «La Vierge aux rochers» – seraient en réalité des collaborations, le résultat collectif de son atelier, une manière aussi pour les experts de ne pas trop se mouiller. Le «Bacchus» du Louvre aurait été modifié après sa mort. La rareté de l’oeuvre d’un Léonard insaisissable a créé des appels d’air. Une mode Vinci ? Un mode aussi, à conjuguer au conditionnel. Dernier exemple en date fracassant : le «Salvator Mundi», réapparu en 2005, montré au public en 2011 à la National Gallery et acheté en 2017 par Mohammed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie saoudite, pour 450 millions de dollars, record absolu, alors que de nombreux experts doutent de son attribution. Un imbroglio digne d’un « Da Vinci Code » et encore non résolu, mais qui s’invitera également à la fin de ce mois pour la grande exposition du Louvre consacrée à Vinci. La France décidera-t-elle de l’inclure, ce qui vaudrait reconnaissance, mais déclencherait aussi de nombreuses attaques de la part des Vinci-sceptiques ? Le plus grand secret est gardé par le musée. C’est dans ce contexte que le « “Machiavel”, par Vinci » va débarquer, au milieu d’une foire d’empoigne toujours recommencée. Aussi Valençay a-t-il décidé de procéder avec prudence, d’avancer à petits pas. « Nous voulons prendre notre temps. Accumuler les connaissances sur ce tableau. Donner du grain à moudre aux experts », insiste Sylvie Giroud, la directrice.
Voilà pourquoi, après le travail sur les sources écrites – que peut-on dire sur ce tableau ? –, le château a procédé à une deuxième étape indispensable : la restauration. « La toile restaurée trois fois comporte de nombreux repeints », résume la restauratrice Carole Lambert, qui a procédé au nettoyage de la première couche de vernis, rajoutée dans les années 1980. «Il a été vraiment très retouché. » En effet, ces retouches sont particulièrement visibles autour du sommet du crâne et des épaules. « Sous lumière UV, poursuit Carole Lambert, est apparu déjà un vêtement beaucoup plus élaboré, comportant des boutonnières. On a vu resurgir des lacunes, des craquelures, mais il faut encore arriver à la matière originelle de l’oeuvre, aux couches de préparation. Ensuite, on pourra les comparer avec celles de Vinci, bien qu’elles soient très diverses, car il expérimentait. » Mais avant, il conviendra de passer, grâce à l’imagerie scientifique, sous deux vernis de restauration, dont celle,
■
documentée, de 1890, effectuée dans un atelier ■ de Berlin. « Que s’est-il passé à Berlin ? Pourquoi l’envoyer là-bas à l’époque où le tableau est attribué à Vinci ? » se demande Anne Gérardot. D’autres analyses sont prévues. Une datation par dendrochronologie du panneau de bois, même si Carole Lambert a établi que le support n’était pas d’origine. « Même si le panneau se révélait être du XVIe, ce résultat ne serait pas suffisant. » Une radiographie a déjà eu lieu à la clinique Guillaume-de-Varye, à Saint-Doulchard. Mais une radiographie ne met en avant que les métaux. « Du blanc de plomb a été utilisé dans cette oeuvre au cours de la deuxième restauration pour un repeint du col. Ce repeint n’était pas visible aux UV, car trop “profond” dans la stratigraphie. »
Les chemins de Machiavel et de Vinci se sont croisés en 1502, auprès du condottiere César Borgia.
Destins parallèles. Il reste aussi à soumettre le tableau aux machines du laboratoire du Centre de recherche et de restauration des musées de France. Depuis 2012, plusieurs oeuvres majeures de Léonard, « La belle ferronnière », la « Sainte Anne », le « Saint Jean-Baptiste », ont été soumises là-bas à la spectrométrie de fluorescence, à la réflectographie infrarouge et à d’autres examens, en vue de percer les mystères de la matière « vincéenne ». Sylvie Giroux, directrice d’un château qui n’appartient pas aux Musées de France, a d’ores et déjà demandé un accès à ces machines. Elle devra patienter jusqu’à début 2020. En attendant, un historien de l’art, Hector Obalk, sera venu, le 26 octobre, disserter sur les formes du nez, des yeux, du front, rapportées à d’autres Vinci ou à d’autres écoles de peinture.
Toutes ces analyses suffiront peut-être à déterminer qu’il ne s’agit pas d’un Vinci. Pour être assuré du contraire, c’est en revanche une autre histoire. On touche là aux limites de la science que Martin Kemp, l’un des grands experts du peintre, oppose à ce qu’il appelle la « connoisseurship », la connaissance stylistique accumulée. Découvert au XXe siècle, le principe d’incertitude semble avoir été inventé pour l’oeuvre de Léonard, pourtant homme de science. Pour reconnaître un Vinci, Kemp, qui s’est parfois trompé, a même inventé un concept : il faut avoir le « zing ». Mais qui l’a ?
Quant à l’expert Obalk, il s’étonnera peut-être de l’absence apparente de décor, unique dans les portraits de la main de Vinci. A moins qu’un autre tableau ne soit dissimulé sous le tableau. Sans doute dressera-t-il aussi un comparatif avec les portraits de Machiavel que l’on connaît, souvent inspirés par la toile posthume de Sandro di Tito. Machiavel ne fut jamais peint de son vivant, ce serait trop simple. Mais entre tous les tableaux, y compris celui de Valençay, on peut déjà relever un « air de famille ».
A l’énigme de l’attribution s’en rajoute une autre, si l’hypothèse est vérifiée. Pour qu’il existe un tableau de Machiavel par Vinci, il faudrait, comme dirait La Palice, que l’un ait posé pour l’autre. Qu’ils se soient donc rencontrés. Or une éventuelle rencontre entre Machiavel et Vinci est justement, depuis longtemps, au coeur de tous les fantasmes. « Ce n’est pas seulement une hypothèse, corrige Maria Teresa Fiorio, spécialiste italienne de Vinci, il est certain qu’ils se connaissaient. » Les chemins des deux géants de la Renaissance se sont en effet croisés en 1502, lorsque Léonard s’engage en Romagne auprès de César Borgia qui cherche à unifier l’Italie. Canaux, plans de ville, bâtiments civils, militaires: le génie ingénieur de l’artiste se déploie pour le condottiere, auprès duquel Machiavel a également été envoyé par Florence comme observateur afin de sonder ses intentions. Il les sondera si bien qu’il s’inspirera de Borgia pour rédiger « Le prince ». «On aimerait entendre les propos que doivent échanger au coin d’un feu l’artiste vieillissant et le jeune secrétaire de la République », déclare Serge Bramly dans sa biographie de Vinci (Lattès). A Florence, toujours grâce à Machiavel, Vinci reçoit aussi diverses missions, dont celle de détourner le cours de l’Arno pour réduire aux abois Pise avec laquelle la capitale toscane est en guerre. Un rôle non négligeable a été enfin attribué à Machiavel dans le choix de « La bataille d’Anghiari », fresque peinte par Vinci au Palazzo Vecchio. L’historien Patrick Boucheron a d’ailleurs consacré un petit ouvrage, « Léonard et Machiavel » (Verdier), à ces deux vies parallèles, où l’un cherchait à réinventer les règles de l’agir politique, tandis que l’autre tentait de démonter la machinerie de l’homme. Mais deux parallèles se croisent-elles à l’infini ? A l’asymptote, y a-t-il davantage qu’un dialogue, autrement dit un tableau, qui immortaliserait la rencontre ? On peut rêver làdessus. « Les lieux parlent, mais leurs occupants se taisent. Aucun témoignage direct sur leur conversation», écrit
Boucheron, moins rêveur. En termes de peinture, l’ère moderne ne peut se contenter de suppositions, elle réclame des preuves, pour tout, sur tout. Là aussi, le vide crée le manque. Comment mieux le combler qu’avec un tableau, reliquat qui dissiperait nos doutes et se substituerait aux paroles perdues ?
Indices et supputations. Un homme croit à ce tableau. Du moins nous avoue-t-il trouver l’hypothèse assez convaincante. Michel Onfray, présent à Valençay avec nous. Il est d’autant plus intéressé par cet anonyme sans cartel que dans son dernier ouvrage, « Le crocodile d’Aristote » (Albin Michel), analyse de 34 tableaux de philosophes, il insiste sur ce savoir préalable que l’on a d’une toile : « Ce que l’on voit en regardant le tableau, c’est ce que les mots du cartel nous disent. » Or là, rien. Pas de cartel. Aucun savoir a priori. Onfray est le premier, et à cette heure le seul, à avoir écrit sur le présumé « Machiavel » de Valençay. « Cet homme est une incandescence. C’est au moins ça d’à peu près sûr. Une incandescence glaciale. Un feu de gel. Un froid de braise. Un encéphale menaçant débordement. » Dans le labyrinthe de cette histoire, Onfray a pris par hasard un raccourci. En juin, son éditeur chez Albin Michel, Nicolas de Cointet, en préparation d’un ouvrage sur le château de Valençay, s’est informé des oeuvres de leurs réserves : « Nous avons peut-être un “petit trésor” », lui a répondu Fanny Chauffeteau. De Cointet venait juste de lire le chapitre d’Onfray sur le « Machiavel » peint par Santi di Tito. Il a demandé à voir.
« Ce que dit cette peinture d’un visage dans lequel le crâne, rond comme une sphère armillaire du savoir, est la “cosa mentale” suscitée et montrée par le peintre », écrit Michel Onfray. La « cosa mentale » : une expression de Vinci. Onfray est convaincu. Ou du moins le semblet-il, même s’il n’ignore pas que le chemin sera long. Du reste, ne termine-t-il pas son chapitre en citant les carnets de Léonard qui listait ses dessins : « Une tête de vieillard, très longue ». « Et si ce “Machiavel” n’était qu’un vieillard anonyme avec une tête très longue ? » conclut Onfray. Car, ajoutera-t-on, quand Vinci rencontra Machiavel, celui-ci avait 33 ans et vingt-quatre années encore à vivre. Mais peut-être était-ce là, précisément, la « cosa mentale » de Vinci : voir Machiavel en homme âgé et sage. Un tableau, naufragé du temps et de ses trous, n’est en définitive que la projection de nos questions, de nos manques et de nos fantasmes.
Comble de ces fantasmes, tout ceci se déroule chez Talleyrand. La cerise sur la toile. Avec Léonard et Machiavel, le triangle parfait. Certains voudraient voir en Talleyrand, homme aux neuf régimes et aux treize serments, un émule français de l’Italien. Réduction là encore au stéréotype d’un Machiavel qui n’a jamais rédigé d’éloge des girouettes, ce que n’était pas non plus Talleyrand. S’il fallait leur trouver un point commun, c’est leur souci de l’Etat, d’un Etat fort, qui fut leur constante. Mais le diable boiteux n’avait-il pas les oeuvres du Florentin, au nombre de ses 700 volumes de prédilection, présents dans sa chambre ? Des livres éparpillés par le temps, les ventes et qu’on retrouve au musée Nissim de Camondo, à Paris. «Il a tout lu, Machiavel y compris, confirme de Waresquiel, même si ses inspirations sont françaises – Richelieu, Choiseul, le cardinal de Retz… » Dans ses Mémoires, Talleyrand ne cite qu’une fois Machiavel, le prince, lors d’un développement qu’il mène sur le thème de l’usurpation.
Tout cela, on en conviendra, n’est qu’indices, concordances, supputations. Le temps sera le juge de paix. Ou pas. Pour l’heure, les questions l’emportent sur les réponses, et Fanny Chauffeteau doit remettre la « chose » dans le coffre-fort. Pour l’heure, les seuls trésors avérés de Valençay sont les costumes, les épées, les décorations de Talleyrand et son pied bot qui, derrière sa vitrine, semble nous adresser un pied de nez. « Je veux que pendant des siècles on continue à discuter sur ce que j’ai été, ce que j’ai voulu, ce que j’ai pensé », écrivait-il. Et aussi sur ce qu’il collectionnait ?
■
« Cet homme est une incandescence glaciale. Un feu de gel. Un froid de braise. » Michel Onfray