Le Point

Danse : le sacre de Crystal

A 48 ans, la chorégraph­e canadienne Crystal Pite éblouit le monde. Rencontre avec celle qui va triompher à l’Opéra de Paris.

- PAR BRIGITTE HERNANDEZ

Elle pourrait jouer à la star, adulée comme elle l’est dans le monde entier. C’est tout le contraire. Crystal – bien vu, le prénom ! – Pite est un paradoxe. Elle a été une danseuse éblouissan­te chez Forsythe dans les années 1990, taraudée par un sentiment d’imposture : « Je me sentais nulle à côté des pointures de la compagnie. J’ai travaillé comme une folle pour me hisser à leur niveau. » Elle est, depuis vingt ans, chorégraph­e, et quelle chorégraph­e ! De la race de ceux et celles qui mettent le public à genoux, mais la France ne l’a vraiment découverte qu’en 2016 avec « The Seasons’ Canon », créé pour l’Opéra de Paris. Une claque ! Lors de la première, le public, sidéré, se prenait de plein fouet la puissance de ses visions de chaos armées d’un langage férocement organique, nourri de l’influence de la nature de son Canada natal. Soixante danseurs sur scène et une chorégraph­ie impériale de mouvements de masse travaillés au cordeau.

L’Opéra l’a réinvitée, bien sûr, et Crystal peaufine son nouveau ballet, encore une fois avec

beaucoup de monde sur scène, où l’on entendra ■ la voix de la comédienne Marina Hands disant un texte écrit par Pite, un soir où « quelque chose tournait dans ma tête ». « J’ai toujours été fascinée par la danse, mais je ne comprenais pas d’où venait son pouvoir. Ce langage physique est le mien, mais j’y ai ajouté une dimension spatiale, théâtrale. Notre corps recèle tant d’histoires qui ne peuvent être exprimées que par lui. Il dit tant de choses différente­s, en même temps, des choses qui nous affectent profondéme­nt. C’est ce rapport de tensions, de conflits parfois, qui m’intéresse. Alors pourquoi je me mets une telle pression pour créer des chorégraph­ies à 40 ou 60 personnes ? Parce que… » Elle cherche, joint les mains sous le menton : « ... Parce que je suis émue quand beaucoup de gens sont sur scène. Par leur effort de faire quelque chose ensemble. Cette communauté… » Communauté, communion, connexion, ces mots reviennent souvent. Pour autant ne pas la croire baba peace and love : « Ce n’est pas mon objectif de rendre le monde meilleur. Ce qui m’importe, c’est le contact entre les uns et les autres. »

« Je suis émue quand beaucoup de gens sont sur scène. Par leur effort de faire quelque chose ensemble. »

Crystal Pite

« Hors-la-loi, pirate et pivot ». Elle a commencé la danse à 4 ans, n’a pas suivi d’autre formation que celle de son école locale et a été engagée dans une compagnie qui lui a fait découvrir les oeuvres de Jiri Kylian et William Forsythe. Lorsqu’elle a quitté ce dernier, établi à Francfort, elle avait déjà commencé à créer avec un petit groupe. « Alors aujourd’hui, quand j’ai la possibilit­é de travailler avec beaucoup de danseurs, évidemment je la saisis. » Revenue au Canada au début du nouveau millénaire, elle a réuni des danseurs et lancé le nom de son groupe, Kidd Pivot (six personnes, parfois plus), comme un appel d’air : « Kidd signifie hors-la-loi, pirate et pivot, c’est un repère. » Elle travaille avec des écrivains, des musiciens, des gens qui n’obéissent pas à des règles établies, et elle continue à questionne­r de pièce en pièce ce fameux pouvoir de la danse confronté à celui du texte.

En 2011, elle a renoncé à danser. Elle venait d’avoir son fils et ne se sentait plus assez en forme. Ce que dément sa « protégée », Khoudia Touré, une jeune danseuse de hip-hop dont elle est devenue le mentor grâce au programme créé par Rolex (lire ci-contre), qui réunit en duo de grands artistes et des jeunes très doués. « Crystal danse comme personne. On a dansé ensemble dès notre première rencontre, on parlait le même langage. Une vraie hip-hopper ! Quand elle s’adresse aux danseurs, elle est précise, méticuleus­e, elle sait transmettr­e.»

Il n’y a qu’à la regarder dans le studio Noureev sous la coupole de l’Opéra Garnier. Quarante danseurs écoutent avec attention les indication­s de Crystal. Elle montre, remontre, tourne, se laisse aller à terre, se relève sans effort, bascule, courbe les bras, le torse, la nuque. Le mouvement vient du ventre, irradie les membres. Les étoiles comme les corps de ballet suivent sa voix : « Plus étiré là, large, grand ! Comme si vouliez le ciel. Ici, c’est l’infini et là, la torsion, attention, la jambe ouvre, ne laissez pas votre hanche tourner, ramassez, jetez! OK. On reprend.» Ecroulés, reprenant leur respiratio­n, ils s’y recollent, heureux. « Elle a un truc », souffle un danseur. Quel « truc » sinon la grâce ? « Je peux créer des phrases très, très complexes, très, très vite, surtout avec un groupe si important. Quand je chorégraph­ie pour Kidd Pivot, je suis plus simple. » Pas certain. Ses pièces, de bruit et de fureur, explorent la noirceur, le deuil.

Dans sa loge à l’Opéra, le tapis de yoga n’a même pas été déplié. « Pas le temps », regrette-t-elle. Devant elle, son cahier de notes où se déploient des lignes chargées de chiffres. « Pour ce ballet, j’ai choisi la musique d’Owen Belton, avec qui je travaille depuis vingt-cinq ans. Et Chopin, les “24 préludes”, même ceux qui ne sont pas mes préférés. Elle rit. Parce que la musique de Chopin nous est familière, qu’on peut la partager. Ensemble. C’est ce que j’aime : partager. » Clair(e) comme du cristal

Du 25 octobre au 23 novembre, création mondiale, Opéra Garnier, Paris. Du 1er au 4 avril 2020, « Revizor », avec sa compagnie Kidd Pivot, la Villette, Paris.

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 ??  ?? Exigence. Répétition dans le studio Noureev, à l’Opéra Garnier. A droite, avec sa « protégée », Khoudia Touré, le 12 septembre.
Exigence. Répétition dans le studio Noureev, à l’Opéra Garnier. A droite, avec sa « protégée », Khoudia Touré, le 12 septembre.

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