Essai : nuit jouissive avec Picasso
Adel Abdessemed et Christophe Ono-dit-Biot signent « Nuit espagnole » (Stock). Une remuante et brillante aventure emmurée.
D’autres ont fini en garde à vue pour moins que ça. Deux individus, à la nuit tombée : l’un doté d’un sac à dos rempli de bouteilles de vin, l’autre de jambon Bellota-Bellota, s’introduisent dans le musée Picasso.
Le premier se nomme Adel Abdessemed. Génial artiste à l’oeuvre trempé dans la mort et au rire plus sonore que des mitraillettes. Celles, par exemple, qui l’ont menacé il y a vingt-cinq ans en Algérie.
Le second s’appelle Christophe Ono-dit-Biot. Ecrivain, helléniste militant, plongeur, avocat zélé de la faune marine. Et directeur adjoint de la rédaction du Point.
Le plongeur-scribe et le sculpteur se barricadent donc dans le musée. Ecoutilles fermées, bouteilles ouvertes. En réalité, tout cela est un complot, ourdi par les éditions Stock pour leur collection « Ma nuit au musée », inaugurée par Kamel Daoud.
« A l’attaque ! » Le cri rituel d’Abdessemed retentit. Cela commence toujours comme ça, avec lui. Dans sa maison-atelier de Paris, l’artiste entretient une cave plus que solide. On y trouve, notamment, du cornas, cette petite appellation, au-dessus de Valence, vénérée par une fraternité de maniaques. Abdessemed en fait partie, et cette passion en dit long sur lui. Le nom de Cornas provient, dit-on, d’un terme celte signifiant « terre brûlée ». On y fait un vin que Jacques Dupont, spécialiste du Point en la matière, qualifie de « rebelle ». L’élixir de l’exilé. Car ce natif de Constantine – en terre berbère –, anciennement Cirta, capitale de la Numidie, ne remet plus les pieds en Algérie. Il n’y a jamais été exposé.
« J’ai passé ma jeunesse dans la terreur, il faut que je le dise », scande Abdessemed. Les souvenirs des années 1990 reviennent. C’était à l’internat des BeauxArts d’Alger. Des hommes du Groupe islamique armé (GIA) – il dit « les nazis » – l’ont séquestré pendant trois jours avec ses amis. « Habillés comme des djihadistes, en baskets, avec des machettes et des kalachnikovs. Ils voulaient que nous entrions dans leurs rangs sinon ils nous décapiteraient. Couper la tête pour couper le souffle… »
Encapsulés dans le musée Picasso, nos deux sous-mariniers respirent à leur aise, visitent les compartiments, devisent devant une reproduction de « Guernica » (1937), qui n’a pu quitter l’Espagne. Abdessemed avait coulé dans les mêmes dimensions (3,63 x 7,79 m) une de ses oeuvres les plus célèbres, « Who’s Afraid of the Big Bad Wolf ? » (« Qui a peur du grand méchant loup? »), un cube empli d’animaux taxidermisés. La mesure de la boucherie.
Explications, divagations autour du tableau absent, et bientôt le ton monte : c’est l’engueulade. Picasso indifférent ? Trop occupé à portraiturer Dora Maar pendant que Malaga, sa ville natale, endurait le feu franquiste ? Sévère, le procès posthume à huis clos. Mais le peintre s’en sort.
Les bouteilles défilent, l’aventure emmurée se poursuit. Et l’on pense à ce chef-d’oeuvre de la littérature en flacon : « Moscou-Pétouchki », traduit en français par « Moscou-sur-Vodka ». Vénédikt Erofeïev y raconte, en 1969, un voyage entre la gare de Koursk, à Moscou, et la petite ville de Pétouchki, à 120 kilomètres de là. Deux jours de dérive alcoolisée, où le contrôleur du train est payé en grammes de vodka par kilomètre, où l’on débat de Maïakovski, Tchekhov ou Goethe. Un manuel du fameux zapoï, sorte de cure éthylique et méditative russe. Un yoga à boire.
Abdessemed et Ono-dit-Biot ont-ils tenté un zapoï espagnol ? Un défi, surtout pour celui des deux qui jouait le rôle du scribe, et pour lequel le droit à l’oubli n’existait pas. Abdessemed, qui détient chez lui une jolie collection de vinyles de chants de l’Armée rouge, était a priori mieux armé. Mais il faut croire qu’il tient la bouteille, l’ami Christophe, puisque tout y est de la conversation. De Socrate à Leiris, de Mallarmé à Apollinaire, des taureaux au «dernier nu d’Algérie ». On rit, on sursaute, on apprend, on s’attend à tout. On jalouse, surtout : on aurait voulu en être, de cette nuit jouissive ÉTIENNE GERNELLE
■
« Nuit espagnole , d’Adel Abdessemed et Christophe Ono-dit-Biot (Stock, « Ma nuit au musée », 224 p., 19,50 €).
« A l’attaque ! » Le cri rituel d’Abdessemed retentit. Cela commence toujours comme ça, avec lui.