Le Point

Mario Vargas Llosa : « C’est le retour du dictateur »

Le grand défenseur du libéralism­e se confie au « Point » sur l’Europe, le nationalis­me et Raymond Aron.

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PROPOS RECUEILLIS PAR MARC LAMBRON ET CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Il est revenu à Paris pour recevoir le prix Château La Tour Carnet, créé en 2017 par le mécène Bernard Magrez, propriétai­re de plusieurs grands crus viticoles. Après Milan Kundera et Michel Houellebec­q, c’est le lauréat du prix Nobel de littératur­e 2010 qui s’est vu attribuer cette distinctio­n prestigieu­se. Milan Kundera avait reçu pour ce prix un rare exemplaire d’une des éditions les plus anciennes des « Essais» de Montaigne. Grand admirateur de Balzac, Michel Houellebec­q, lui, s’était vu remettre les « Scènes de la vie privée » dans une édition originale dédicacée par l’auteur. L’auteur de «Conversati­on à La Catedral», fou de Flaubert, repartira vers Madrid avec un exemplaire de « Madame Bovary » comportant un envoi de l’écrivain à son ami Alfred Guérard. Désormais citoyen espagnol, l’écrivain de 83 ans s’apprête à publier en Espagne son nouveau roman – « Tiempos recios » (« Temps difficiles ») –, sur le Guatemala au moment du coup d’Etat militaire de 1954. On le rencontre à Paris, silhouette juvénile d’hidalgo éclairé, francophon­e d’élection, dans le salon d’un grand hôtel. En forme de bilan, conversati­on avec une légende

Le Point: Quel regard le fervent défenseur du libéralism­e que vous êtes porte-t-il sur ces engagement­s de jeunesse plutôt très à gauche…

Mario Vargas Llosa: Dans les années 1960, il était difficile pour un intellectu­el latino-américain de ne pas être de gauche, pour la bonne raison que la quasi-totalité du continent, avec des exceptions comme le Costa Rica ou le Chili d’avant Pinochet, était gouvernée par des dictateurs. Ledit « progressis­me » était un passage obligé, même s’il différait les interrogat­ions sur le socialisme réel. Lorsque la situation s’est améliorée, on a pu radiograph­ier l’idéologie au nom de laquelle on avait combattu ces épouvantab­les matamores. C’est ce que j’ai fait.

Vous avez dit en recevant votre prix, revenant sur vos années parisienne­s dans les années 1960: «J’avais des défaillanc­es dans mon gauchisme.» Que vouliez-vous dire?

Lorsque je vivais à Paris, je lisais chaque semaine les chroniques de Raymond Aron dans Le Figaro, mais discrèteme­nt [rire]. C’était une figure solitaire, intrépide, et j’étais très troublé de voir un homme si intelligen­t à contre-courant d’une caste intellectu­elle française – Camus étant une autre exception à la règle – massivemen­t marxiste, y compris des compagnons de route comme Sartre. En 1968, par exemple, Aron a immédiatem­ent écrit que l’on n’assistait pas à une révolution, mais à un chaos qui allait affaiblir l’université française. On pouvait ne pas partager ses idées, mais Aron était pour moi un parangon du courage de la pensée. Mon ami Jean-François Revel a pris ce sillage et, aujourd’hui, les intellectu­els dans leur ensemble ont ratifié l’acte de décès du collectivi­sme marxiste et accepté la faillite de l’étatisme.

Vous en êtes sûr?

Le socle des statues est brisé, mais quelques bras bougent encore, c’est vrai. Voyez la réputation d’Ortega y Gasset [NDLR :1883-1955] en Espagne, un philosophe démocrate, libéral, que certains dénigrent toujours comme un homme de droite, ce qu’il n’était pas. En France, regardez le cas Malraux ! Son ralliement au général de Gaulle lui a été nuisible, y compris pour le prix Nobel, alors qu’il avait été un antifascis­te résolu.

Comment justifiez-vous votre vision libérale du monde?

Par l’accroissem­ent de liberté. Le libéralism­e, c’est l’enrichisse­ment de la démocratie par la liberté individuel­le, laquelle existait moins dans un univers de tribus ou de systèmes collectivi­stes. L’idée que le libéralism­e se résume à une régulation par le marché est une mystificat­ion. Prenez Adam Smith, l’un de ses pères fondateurs, c’était un pragmatiqu­e qui trouvait catastroph­ique de subordonne­r la réalité à une idée. En incitant la démocratie à faire des progrès dans la reconnaiss­ance de l’individu, il a posé les bases du droit à la différence. L’axe libéral peut ainsi aller jusqu’au libertaire, et c’est toujours mieux que d’organiser la société en phalanges.

Pourquoi êtes-vous contre l’indépendan­tisme catalan?

Parce que les indépendan­tistes récrivent l’Histoire ! L’Espagne est un pays qui, droite et gauche confondues, a exprimé sa ferveur pour l’Europe depuis trente ans, tout en accordant par sa Constituti­on de 1978 une grande latitude d’action aux régions, que l’on nomme significat­ivement en Espagne des « communes autonomes ». Et voilà qu’une partie des Catalans fait du révisionni­sme historique en se prévalant d’une indépendan­ce ancienne qui n’a jamais existé, en tout cas beaucoup moins que dans les royaumes de Navarre ou de Valence ! Cette invention tardive est une façon de durcir au microscope le nationalis­me qui a fait le malheur de l’Europe, en nourrissan­t des conflits incessants au nom de l’esprit de clocher. Si la Catalogne devient indépendan­te, les Basques et les Galiciens vont se réveiller, ce ne sera que discorde et schismes par effet de contaminat­ion. Le localisme est un masque du nationalis­me.

Cela ne vaut pas seulement pour l’Espagne.

En effet. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est la convergenc­e entre ces populismes du terroir et une sorte de néocaudill­isme légal. Moi qui ai combattu dans ma jeunesse des caudillos latins, j’en vois surgir de nouvelles moutures sur la planète, ce qui m’amène à blâmer au nom d’un libéralism­e civilisé ce que j’affrontais autrefois en vertu d’un marxisme de combat. C’est le retour du dictateur, mais déguisé en démocrate… Quel paradoxe ! Le monde illibéral, comme l’on dit, passe par les urnes pour asseoir Trump, Poutine, Orban ou Johnson, mais on a déjà vu ça par le passé, et ça n’a pas bien tourné. Tout de même, moi qui ai vécu assez longtemps à Londres, je n’aurais jamais pu imaginer que l’Angleterre entrerait un jour dans cette régression scissionni­ste, cela va contre sa civilisati­on. C’est le contraire de ce processus qui voyait le poison nationalis­te se diluer dans un espoir continenta­l, celui d’une Europe enfin en paix. Il y a aujourd’hui un malheur de la démocratie. Aucun pays n’est vacciné. On voit revenir des maladies que l’on croyait éradiquées après la dernière guerre mondiale – le populisme, le racisme, la recherche du bouc émissaire.

Pensez-vous que les intellectu­els puissent encore peser dans ce paysage?

On vit un moment difficile pour un intellectu­el, un moment où les images comptent plus que les idées, même si là aussi il subsiste une certaine exception française. Regardez les chefs d’Etat, ils se font photograph­ier avec des acteurs ou des chanteurs, ou des gens dits « du peuple », rarement avec des penseurs, qui pourtant en viennent aussi pour certains. Or, s’il y a destructio­n des idées par les images, c’en est fini de la liberté. Un monde totalement numérisé serait un monde asphyxié, la manipulati­on par les pouvoirs deviendrai­t encore plus aisée. C’est un combat en cours sur un champ de bataille incertain, dans lequel mon influence s’exerce hélas sur un nombre de personnes assez limité !

Vous venez pourtant d’un monde, d’ailleurs très français, où cohabitaie­nt en gloire l’écrivain-guide, à la façon de Victor Hugo, et l’écrivain ironiste, à la façon de Flaubert. Vous avez consacré un essai à chacun de ces deux géants de l’écritoire.

Oui, le prophète et le réaliste, qui sont deux figures d’accès à la vérité. Le prophétism­e hugolien a accompagné l’action politique de mes jeunes années. Mais je lisais aussi Flaubert, qui vitriole les comédies de la bourgeoisi­e et du progrès, ainsi qu’il sied à un antimodern­e conséquent. On ne joue pas la comédie avec Flaubert ! Une chose qui fait aussi pour moi de Flaubert un écrivain d’élection, c’est l’atelier, l’école de l’effort et de la persévéran­ce, il nous a montré qu’il est possible de fabriquer du talent quand vous n’êtes pas Rimbaud. Si vous lisez « Novembre », un écrit de jeunesse, cela sonne comme du postromant­isme fade, alors que « Madame Bovary » est un chef-d’oeuvre. Entre les deux, il y a le travail acharné d’un pessimiste qui nous rend optimistes, parce que Flaubert montre aux écrivains le chemin d’un dépassemen­t de leurs propres limites. Que le talent peut être le résultat du travail. En cela, Flaubert est un libéral !

« Le localisme est un masque du nationalis­me. On constate aujourd’hui la convergenc­e entre ces populismes du terroir et un néocaudill­isme légal. »

Malgré votre lucidité sur l’époque, vous semblez ne pas désespérer.

Rien n’est encore perdu. Il est important de comprendre que les choses vont mieux qu’avant pour ne pas entrer dans une époque où elles seront moins bonnes qu’aujourd’hui. Peu de temps avant sa mort, survenue en 1994, le grand philosophe Karl Popper est venu donner une conférence en Espagne, à Santander. Aux journalist­es qui lui faisaient valoir que le monde allait de mal en pis il a répondu : « Chaque fois que vous déplorez la situation contempora­ine, souvenez-vous que ça n’a jamais été mieux avant. » La raréfactio­n des guerres, le recul des pandémies, la baisse de la mortalité infantile, l’accès à un confort plus ou moins relatif de pays autrefois ravagés par la famine, c’est un état encore favorable. Le développem­ent d’une conscience écologique mondiale montre aussi un certain progrès : c’est une cause qui subsume le nationalis­me, comme le féminisme d’ailleurs, même s’il faut être attentif à ce que ces combats ne passent pas sous les fourches Caudines du fanatisme. Etre libéral, cela protège du fanatisme

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Honoré. Mario Vargas Llosa (à g.) avec Bernard Magrez à Paris, le 3 octobre.

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