Les Ouïgours, parias de la nouvelle Chine
Des centaines de milliers de musulmans du Xinjiang sont incarcérés dans des camps.
«Même nos chèvres, on ne les a jamais traitées comme ça. » L’aveu vient d’un nomade des steppes privé de l’immense ciel bleu des chamans, emprisonné dans une cellule sans lumière. Pour tenir dans cette obscurité, lui et ses compagnons entassés derrière des barreaux s’accrochent aux souvenirs de leur vie au grand air, au milieu de leur troupeau, qu’évoquent « Les cavaliers », de Joseph Kessel. Visage émacié, joues rosies sous son calot de fidèle croyant, Yerjan Kurmanole n’a jamais entendu parler du romancier français. Ce fermier ne parle que l’idiome rocailleux kazakh, mais il sait raconter d’une voix monocorde l’épreuve qu’il a subie pendant neuf mois, digne de « L’archipel du Goulag ». « On ne se sent plus comme un être humain. On n’a pas droit à la parole. Quand on nous nourrissait, on nous disait qu’on était des bêtes », raconte ce père de trois enfants qui se dit issu d’« une famille simple ». Jamais de viande, une fade soupe de riz agrémentée d’épluchures de légumes.
Coiffée d’un foulard traditionnel vert, sa turbulente petite fille dans les bras, Gulzira Tursinjan corrobore ces rares témoignages récoltés par Le Point au Kazakhstan, à quatre heures de route de la frontière chinoise. « On était
« Si vous étiez des êtres humains, vous ne seriez pas ici. »
Un cerbère à un Ouïgour incarcéré dans un camp du Xinjiang
20-25 par cellule, il n’y avait pas assez de lits. Certains dormaient par terre. Il y avait beaucoup de gens. Il y avait des Kazakhs, des Ouzbeks, des Ouïgours et des caméras partout. Dans un coin de la chambre était posé un seau dans lequel on faisait nos besoins. Ça puait. On mangeait et on faisait nos besoins dans la même pièce. Et lorsque le seau était plein, il fallait se retenir. » Sans oublier les cours quotidiens de mandarin, l’étude de la « pensée de Xi Jinping », inscrite dans la Constitution, les chants nationalistes appris par coeur, les lettres de remerciements à la gloire du Parti communiste écrites sous le regard des surveillants. Une gageure pour ces minorités du désert qui ne maîtrisent pas la langue de Confucius et encore moins ses caractères mystérieux.
Injections. Les deux premiers mois, Yerjan tient le choc en rêvant à sa femme et à ses trois enfants, restés de l’autre côté de la frontière, au Kazakhstan, dont il a obtenu la nationalité en 2015. « Mais après je ne pensais plus qu’à la nourriture. Peut-être à cause des injections de médicaments qu’ils n’arrêtaient pas de nous faire. » Dans un phrasé sobre, il décrit cliniquement le processus de déshumanisation de cet univers concentrationnaire, caché derrière des barbelés, au coeur des déserts du Turkestan chinois, orchestré par Pékin, la seconde puissance mondiale. « On nous rasait une fois par semaine. Il y avait un comptoir où on posait la tête pour se faire tondre. Une fois tous les dix jours, on avait droit à une douche de trois minutes », poursuit Yerjan, le regard concentré, comme abruti par le souvenir. Les réfractaires sont menottés et frappés avec un bâton électrique.
Ces témoignages rares recueillis à Almaty, première ville du Kazakhstan, révèlent au grand jour l’ampleur de la répression orchestrée par Pékin dans la province chinoise du Xinjiang, étape cruciale de la nouvelle route de la Soie, projet du président Xi Jinping. Ce verrou stratégique, trois fois plus étendu que la France, est une pièce maîtresse dans le nouveau grand jeu que se livrent les puissances pour le contrôle de l’Asie centrale, plaque tournante du continent eurasiatique. Celui qui maîtrise le Xinjiang contrôle l’«île-monde» et donc la planète, prédisait déjà le géographe britannique Halford John Mackinder en 1904.
« Honte pour l’humanité ». Aujourd’hui, Pékin bétonne cette marche des sables, emprisonnant à grande échelle ses populations autochtones au nom de la lutte contre le risque « terroriste » islamiste. «Entre 800 000 et 2 millions de musulmans sont incarcérés arbitrairement dans des camps visant à éradiquer leur identité religieuse et culturelle », affirme un rapport du Département d’Etat américain. Pékin agite la menace « séparatiste » pour mener une campagne de contrôle orwellienne, grâce aux nouvelles technologies. Ce « génocide culturel », selon la prestigieuse revue Foreign Policy, vise à ce que les 12 millions de turcophones ouïgours, kazakhs et ouzbeks originaires de cette province autonome se fondent dans l’océan des Hans, ethnie majoritaire du pays le plus peuplé du monde. « Il nous disait que la religion est superstition, nous défiant de prouver que nos ancêtres sont au paradis. Il brûlait devant nous le Coran et des tapis de prière »,
« On nous rasait une fois par semaine. Il y avait un comptoir où on posait la tête pour se faire tondre. » Yerjan Kurmanole, détenu neuf mois