Le Point

Bernard Rougier : les territoire­s conquis de l’islamisme

Une enquête choc de l’universita­ire sur la conquête de certains quartiers par un islam politique sera dans les librairies en janvier 2020. Son réquisitoi­re contre les « dénégation­nistes ».

- PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER ET CLÉMENT PÉTREAULT

Il est l’un de nos meilleurs spécialist­es du djihad et du salafisme. Professeur à la Sorbonne-Nouvelle et directeur du Centre des études arabes et orientales (CEAO), Bernard Rougier publiera à la rentrée une enquête choc, « Les territoire­s conquis de l’islamisme » (PUF), qui décrypte comment les réseaux islamistes se sont tissés dans des communes de banlieue. En avant-première pour Le Point, l’universita­ire évoque les ressorts de cette stratégie de conquête, mais fustige aussi les « dénégation­nistes » qui n’ont voulu voir dans la radicalité islamique qu’un phénomène psychologi­que ou sectaire et non pas une idéologie. Entretien.

Le Point: Après l’attentat commis par Mickaël Harpon, votre collègue Gilles Kepel a évoqué dans Le Figaro un «tournant majeur», car l’intérieur de la Préfecture était censé être un bastion. Etes-vous du même avis? Bernard Rougier:

C’est effectivem­ent un tournant majeur, mais je ne suis pas surpris. Avec Gilles Kepel, nous avions observé au sein des services de sécurité la présence de personnes originaire­s du Maghreb capables de prononcer des formules religieuse­s inattendue­s dans des établissem­ents publics… On observe une porosité des influences religieuse­s dans leur manière de voir les choses, et parfois même de s’exprimer. Il m’est aussi arrivé d’entendre un fonctionna­ire de police prononcer la formule, qu’on appelle l’eulogie, « que le salut et la bénédictio­n de Dieu soient sur lui », proférée lorsqu’on évoque le prophète de l’islam… comme si un fonctionna­ire chrétien évoquait « notre très sainte Eglise » ou « notre très saint Seigneur Jésus-Christ ». Ces fonctionna­ires ne sont évidemment pas islamistes, mais on constate des influences locales venues du quartier qui transparai­ssent inconsciem­ment dans leur manière de voir ou de faire. A l’inverse, on a aussi le cas de fonctionna­ires franco-algériens qui ont été confrontés au problème islamiste dans les années 1990, et qui sont, eux, très lucides sur le phénomène. Il y a donc des fonctionna­ires vaccinés par leur fréquentat­ion du phénomène islamiste et qui en veulent aux Français qui, sous le couvert du respect des différence­s et de l’affirmatio­n de l’identité culturelle, font preuve de tolérance envers l’islamisme. Et d’autres qui, dans leurs catégories de pensée, sont influencés par l’univers du quartier.

Mais Mickaël Harpon ne correspond à aucun de ces profils, c’était un converti d’origine antillaise.

Depuis une vingtaine d’années, des entreprene­urs religieux ont pris le pouvoir sur l’islam et tentent d’enrôler dans leur conception les catégories les plus vulnérable­s de la société. S’il y a un complexe, une frustratio­n liée à la difficulté de l’intégratio­n économique, à la couleur de peau ou à toute fragilité, cela peut faire l’objet d’un travail de resocialis­ation religieuse. C’est ce qui se passe dans les quartiers et grandes banlieues d’Europe, comme à Gonesse, où habitait Mickaël Harpon. Il y a un ciblage des quartiers, dans des lieux qui sont des friches industriel­les où les solidarité­s

anciennes ne jouent plus. Les entreprene­urs religieux, au nom d’une idéologie, vont créer un collectif musulman et penser la relation avec la société française dans un rapport d’hostilité systématiq­ue. Tout ce qu’on dira sur cet attentat sera d’ailleurs converti en « ils font l’amalgame » et « ils attaquent l’islam ». C’est tragique. La solution ne pourra venir que de l’intérieur, quand une opposition franche sera faite par des musulmans qui diront : « Tu n’as pas le droit de m’enrôler en ton nom. » Il faut que des penseurs, athées ou non, viennent les affronter sur le terrain en leur disant qu’ils ne se reconnaiss­ent pas dans cette vision. Et pas nécessaire­ment des intellectu­els qui publient au Seuil ou chez Gallimard.

L’infiltrati­on dans les services de l’Etat est-elle un projet politique ou relève-t-elle de l’opportunis­me?

Certains sites djihadiste­s recommande­nt par exemple aux étudiants de s’inscrire dans des doctorats en sciences sociales, car il faudrait infiltrer l’université. Il s’agit de connaître l’ennemi en entrant dans les lieux de pouvoir institutio­nnel ou intellectu­el. C’est théorisé. Mais un Mickaël Harpon, je pense, relève plus d’un effet d’opportunis­me, quelqu’un qui a changé dans son comporteme­nt. L’enquête nous le dira.

Comme après l’attentat commis à Strasbourg par Cherif Chekatt, tout le monde a voulu voir dans le geste de Mickaël Harpon l’acte d’un fou.

C’est encore une fois le déni. On ne veut pas voir. Il faut pourtant étudier la microhisto­ire. Chaque fois, il y a une histoire, des réseaux qui agissent localement. Derrière la demande légitime de constructi­on de lieux de culte, par exemple, il y a un projet de reprise en main des population­s. Pour une fois, les islamistes sont d’accord avec les gouverneme­nts autoritair­es des pays du Sud, qui ne veulent pas que les musulmans s’intègrent réellement. Le risque pour eux est de voir ces musulmans devenir une classe moyenne capable de s’opposer aux régimes non démocratiq­ues. C’est pour cela que ces population­s sont enfermées dans l’altérité, invitées à ne pas développer des formes d’islam privatisé et individual­iste qui se détournera­it des normes.

Vous dirigez un livre choc, «Les territoire­s conquis de l’islamisme», qui sortira en janvier aux PUF. «Territoire­s conquis», vraiment ?

Nous avons enquêté sur les écosystème­s islamistes. Il y a quatre forces dominantes. Les Frères musulmans, les salafistes, le mouvement tabligh et les djihadiste­s. Gilles Kepel, Hugo Micheron ou moi insistons sur la dimension collective et sociale du djihadisme. Tous les éléments de cet écosystème islamique ne sont bien sûr pas djihadiste­s, mais tous les djihadiste­s sont passés par cet écosystème qui a nourri leur vision du monde, avec notamment l’idée que l’Etat français est intrinsèqu­ement « islamophob­e ». Ce système alimente une culture

du ressentime­nt. Une frange minime passe ■ à l’action violente et bascule dans le djihadisme en tirant la conclusion de ce que dit cet écosystème de la société française. Dans la plupart des communes d’Ile-de-France, tout comme au Mirail, à Toulouse, ou à Roubaix, on retrouve les mêmes caractéris­tiques : la mosquée, la librairie islamique, la sandwicher­ie halal, la salle de sport… Il y a une mise en résonance de ces lieux emblématiq­ues pour créer une identifica­tion collective en rupture avec la société. C’est une sociabilit­é irriguée par les réseaux religieux qui diffusent des visions du monde : ne pas prendre de douche dénudée dans les vestiaires, ne pas serrer la main aux femmes, ne pas avoir d’ami juif ou chrétien, bref, produire des rappels religieux pour que le quartier reste conforme à la norme religieuse et respecte les catégories du pur et de l’impur. La France, son histoire, ses institutio­ns, sa sociabilit­é relèvent de l’impur. La laïcité est mauvaise pour eux, parce qu’ils ont décidé de la supprimer. Toutes les variantes de l’écosystème s’entendent pour la dénoncer à longueur de prêche, de rap, de livres… Il y a une imitation des premiers musulmans et des conquêtes des premiers temps de l’islam. On se réfère à des temps imaginaire­s où l’islam s’assumait comme conquérant. Les djihadiste­s prolongent ce récit héroïque, transposan­t le langage en acte et l’imaginaire en réalité.

Y a-t-il eu un déni des pouvoirs publics en France?

Incontesta­blement, de la part des politiques, des hauts fonctionna­ires et des universita­ires. Ce phénomène islamiste n’a pas été étudié en

France, alors qu’il a frappé les sociétés moyen-orientales et maghrébine­s depuis quarante ans. On avait les modèles iranien, algérien ou égyptien, avec des processus comparable­s : des population­s mises en réseaux par des associatio­ns qui ont quadrillé et tissé des liens sociaux. La même chose s’est reproduite en Europe depuis vingt ans. C’est curieux d’avoir décrété qu’il y avait une coupure épistémolo­gique entre les deux rives de la Méditerran­ée. Comme si ce qui s’est passé au Caire ne pouvait pas se passer en France ! Sur le plan de la recherche, on a ainsi fait des analyses bidon, en parlant de phénomène « sectaire » ou en privilégia­nt la psychologi­e. On a surreprése­nté la part des convertis, qui représente­nt probableme­nt 10 % des djihadiste­s. On avait pourtant les moyens de faire des analyses sociologiq­ues et idéologiqu­es, il fallait se pencher sur les réseaux de socialisat­ion transnatio­naux qui ont implanté dans nos banlieues des manières de voir le monde à la façon du Moyen-Orient. Aujourd’hui, il est un peu tard pour s’en rendre compte…

Avec Gilles Kepel, vous aviez fustigé il y a quelques mois les «dénégation­nistes».

Qui sont-ils?

Ceux qui n’ont pas voulu voir la menace et qui ont préféré faire la promotion de la société multicultu­relle… Tous ceux qui travaillen­t sur cette question, qui nous ont poussés dans des ornières idéologiqu­es et nous ont privés des instrument­s pour penser le phénomène : Farhad Khosrokhav­ar et Olivier Roy notamment, tous ceux qui ne connaissen­t pas la langue arabe et qui ne peuvent pas lire les textes. Aujourd’hui, en France, on ne peut plus acheter de livres non salafistes dans des librairies islamiques… Alors que, après le 11 septembre 2001, il y a eu une montée de la demande d’informatio­ns sur l’islam.

Y a-t-il une alliance entre les islamistes et l’extrême droite qui ne voient dans les musulmans qu’une masse homogène?

Les milieux identitair­es et les milieux islamistes sont d’accord pour dire que l’islamisme, c’est l’islam. Or il faut toujours distinguer l’islam comme religion et l’islam comme idéologie. Dans le cadre de notre étude, on parle d’un islam idéologiqu­e. Les salafistes, dans leur travail de diabolisat­ion de la société française, redéfiniss­ent le lien social et justifient un entre-soi radicalisé. Les salafistes produisent une violence symbolique dans la société et, même s’ils récusent la politique institutio­nnelle, à l’inverse des Frères musulmans, ils produisent malgré tout du politique. Notre système français repose sur une dimension libérale, à savoir la démocratie, et sur une dimension républicai­ne, le bien commun. Les islamistes utilisent la dimension libérale pour nier la dimension républicai­ne. Ils opposent à la République un bien commun islamique, qui remplace la fraternité et les formes de solidarité nationale.

Edouard Philippe a évoqué lundi une «sécession insidieuse» devant le Parlement.

C’est la première fois que le gouverneme­nt prend la mesure du phénomène. A travers cette expression, Edouard Philippe reconnaît que ce ne sont pas des dérives individuel­les, des trajectoir­es cabossées, mais qu’il y a bien une dimension collective et sociologiq­ue. Au moins, c’est une prise de conscience. Mais sera-t-elle durable ?

■ Dernier ouvrage paru : « Qu’est-ce que le salafisme ? » (PUF, 224 p., 19,5o €).

« En matière de recherche, on a fait des analyses bidon, en parlant de phénomène “sectaire” ou en privilégia­nt la psychologi­e »

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Bernard Rougier Professeur à la Sorbonne-Nouvelle et directeur du Centre des études arabes et orientales (CEAO).
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