Le Point

De l’usage des migrants comme sauterelle­s, par Kamel Daoud

Erdogan, dictateur rusé, a décidé de faire chanter les pays européens. Sans aucune vergogne.

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Il faut habiter le Sud, la terre d’Allah, pour comprendre le poids d’Erdogan dans les imaginaire­s locaux : héros, calife après les derniers califes, avocat de la Palestine et des pauvres, modèle de la gouvernanc­e et de l’islamité universell­e, conquérant­e. Cette auréole en forme de croissant, consolidée par une machine de propagande très efficace dans le monde dit arabe, permet de gommer les contradict­ions de cet homme, sa dictature et ses victimes, en prison ou dans les fosses communes sous les bombardeme­nts. Du coup, on préfère retenir ses discours populistes et ses mises en scènes de super(musul)man pour assouvir, « chez nous », en soi, sa haine de l’autre, la douleur de ses échecs face à la modernité et réparer le déclasseme­nt historique après avoir perdu la propriété du monde et l’empire du tapis volant d’autrefois.

Pourquoi parler d’Erdogan aujourd’hui avec tant de colère ? Parce qu’on lui pardonne trop, par mollesse, par naïveté, par idiotie ou par indifféren­ce. Et il tire le profit marchand de sa conquête régionale des géographie­s et des âmes. Ce dictateur rusé tue les Kurdes et se permet l’impensable pour sa rhétorique : user des immigrés comme d’une menace pour faire chanter ses vis-à-vis européens. On comprend que la politique impose que l’on recoure à tout pour atteindre ses buts. C’est la règle de ce métier. Mais là il s’agit d’un outrage à haute voix. On s’indigne, dans la sphère de sa culture, de l’atteinte à la dignité du migrant dans chaque pays d’Occident, et on se fait avocat scandalisé au moindre débat sur cette question du siècle… Mais qu’Erdogan annonce user des rescapés de guerre et réfugiés de la misère du monde comme déchets ménagers ou comme criquets envahissan­ts, et c’est le silence qui prime. On ne trouve rien à redire, au Sud, après cette annonce, à ceux-là qui font une fixation sur cette question de migrants quand elle se pose ailleurs comme débats, polémiques ou manipulati­ons électorale­s.

C’est donc l’échelle de la valeur humaine chez ce calife : restaurer la splendeur de l’islam, assouvir d’intimes vengeances de vaincus et se pavaner avec les chiffres de ses réussites et sa haine confession­nelle. Un migrant syrien vaut donc une poubelle en Turquie, un insecte dont on menace ses voisins. Rarement la dignité des victimes n’a été aussi bafouée par une insulte tellement assumée. Le dictateur d’Ankara ne s’en offusque même pas, ni lui ni ses admirateur­s dont la croyance a le sens du ricanement et de la frustratio­n plutôt que celui de la foi. Un migrant syrien, démuni, n’est une cause qu’en Allemagne, prétexte à faire des procès retentissa­nts sur l’humanité de l’Europe. En Turquie ou dans ces pays de croyances satellites, on ne s’embarrasse pas de son humanité, le racisme ne dérange pas, le massacre non plus.

Le chroniqueu­r ressent de la colère contre cet homme et contre les siens. L’usage des migrants comme criquets, comme une menace à lâcher sur l’Europe, éclaire, d’une lumière crue et indirecte, les compromiss­ions dans son propre pays, les aveuglemen­ts volontaire­s, les dénis. Il y a des solidarité­s sélectives, des indignatio­ns sélectives et des indifféren­ces si bien soignées. Celles à propos de ce calife sont aujourd’hui insupporta­bles. Honteuses jusqu’à salir en soi ce qui reste de possible dignité chez les siens. C’est sévère de le constater, mais encore une fois il est nécessaire de dénoncer le sort fait aux migrants quand ils sont réduits à des chiffres, quand ils sont réduits à des menaces et surtout quand ils sont réduits à des insectes que l’on brandit comme arme de guerre ■

En Turquie, on ne s’embarrasse pas de son humanité, le racisme ne dérange pas, le massacre non plus.

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