Jean-François Colosimo : « La religion française, c’est l’art d’exorciser la guerre civile »
Pour l’essayiste Jean-François Colosimo, auteur de « La religion française » (Cerf), la laïcité est constitutive de l’Etat français, qui s’est construit sur la séparation du spirituel et du temporel.
Le Point: Qu’appelez vous «religion française»? Jean-François Colosimo :
La manière dont la France a traité le fait religieux et inventé la laïcité. Celle-ci n’est pas tombée du ciel en 1905. C’est une longue histoire, qui remonte aux Capétiens, la dynastie qui a fondé notre conception de l’Etat. C’est alors qu’est née la spécificité des relations de la France avec l’Eglise. A cette époque, alors que nos voisins dépendaient des relations entre le pape et l’empereur, la France, elle, se voulait déjà nation souveraine. Ce statut singulier, elle va l’imposer à Rome.
Comment?
D’abord en intégrant la référence pontificale. Comme le souverain pontife, le pouvoir exécutif français, qu’un roi ou qu’un président l’incarne, ne se réfère qu’à lui-même. L’Etat ne connaît qu’une seule autorité, la res publica, la république, terme omniprésent dans les textes des légistes royaux et qui désigne le bien commun. Le roi en est le dépositaire. Il est dit de « droit divin », car il ne peut être soumis à aucune tutelle terrestre : sa légitimité dépend du contrat implicite de consentement qu’il passe avec le peuple et qui est fondé sur la primauté de l’indépendance.
La religion française est donc un culte du consentement.
Oui, exactement. Mais, pour être libre, ce pouvoir central doit être autonome. Il ne doit rendre compte ni à une puissance extérieure, ni à des féodalités intérieures. C’est le sens de l’action de Philippe le Bel, au XIVe siècle. C’est aujourd’hui la logique de la Ve République.
L’indépendance envers l’Eglise, que vous évoquez et qui aboutit à la loi sur la laïcité de 1905, a été conquise de haute lutte…
Certes, ce ne fut pas facile, mais si le roi de France a pu être indépendant face au pape, c’est qu’il lui a laissé le spirituel et qu’il a gardé le temporel. Une idée de génie ! Contrairement à ses voisins, le roi de France ne sera jamais le chef d’une Eglise nationale. Il est le protecteur des libertés de l’Eglise de France face à Rome. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’en France, ce ne sont pas les religions qui font la loi, c’est l’Etat.
La religion française impliquerait-elle la suprématie de l’Etat?
Comme l’expliquent au XVIe siècle les « politiques », ces légistes qui gravitent autour de Michel de L’Hospital, et comme le théorisera Jean Bodin, l’Etat est un absolu qui est au-dessus de tout. Tout lui revient, mais il est neutre, sans confession. C’est ce principe qui va permettre de sortir des guerres de Religion. L’Etat ne peut être croyant. Et, là encore, contrairement à ce qui va se passer dans d’autres pays, les clercs laïques, c’est-à-dire les serviteurs de l’Etat, vont poser des limites strictes aux clercs religieux. L’un d’entre eux, Cuignières, dira même : « Inutile d’aller voir le roi, car il n’est pas le propriétaire de la France. Il n’est que le garant de la res publica. »
Est-ce parce que le roi se veut l’égal du pape qu’il adopte les pompes romaines?
Oui. De même, il adopte ses méthodes et son organisation : l’Eglise a son clergé d’Eglise, l’Etat a son clergé d’Etat, et aux ministres du culte se superposent les ministres du gouvernement. Les énarques sont leurs héritiers, qui avec le temps se sont constitués en caste. Aujourd’hui, ces serviteurs de l’Etat sont devenus les serviteurs d’eux-mêmes. La loi de 1905 n’est ainsi que le cessez-le-feu entre deux clergés. Remarquez que ce parallélisme des formes existe également au niveau juridique. De la même façon que le pape a un droit canonique, l’Etat français a son propre droit canon, le droit administratif. Quand Philippe le Bel affronte le pape Boniface VIII, Nogaret, son conseiller qui est aussi un théologien, invente l’équivalent du Conseil d’Etat. Le droit administratif relève de la théologie politique : la France doit être libre, mais au bénéfice de l’Etat, qui est le garant de cette liberté.
Il n’y aurait pourtant pas eu de loi de 1905 et donc de divorce avec l’Eglise catholique si le pouvoir spirituel ne s’était pas beaucoup occupé du temporel.
L’Eglise tentait effectivement de contraindre l’Etat. Il existait un domaine « mixte » où les deux pouvoirs se rejoignaient : l’éducation, avec les petits séminaires, la santé, avec les hospices, et les prisons, avec les aumôneries. Depuis 1880, l’Etat républicain avait d’ailleurs commencé à éjecter l’Eglise de ce domaine « mixte ». L’affrontement, terrible, va durer près de trente ans. La loi de 1905 est en fait une loi d’apaisement qui met un terme au combat et, en guise de « pension alimentaire », l’Etat s’engage à entretenir les édifices religieux. Les jusqu’au-boutistes des deux camps ont été très déçus, mais l’Etat a rempli sa mission : empêcher les conflits religieux.
Et la violence contre les protestants? Le statut d’exception des juifs jusqu’à la Révolution?
Ces violences, cruelles, font partie de l’époque. Les dragonnades dans les Cévennes et les « colonnes infernales » en Vendée participent de la même histoire. Pour l’Etat, l’allégeance vivante à la nation dépasse la fidélité littérale à une religion. Il s’agit de permettre de vivre en commun, selon une règle qui n’a comme autre référent transcendant que la France elle-même. D’où l’union sacrée de 1914-1918 : un grand baptême sanglant dans le sentiment d’une unité qui l’emporte sur les différences confessionnelles. Mais, pour dépasser ces périodes traumatiques, il faut un Etat qui joue son rôle.
Pour vous, la France n’a plus d’Etat?
Il est aux abonnés absents depuis 1989, l’année du bicentenaire de la Révolution et de l’affaire du voile, à Creil. Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale, a refusé de trancher et s’est défaussé sur le Conseil d’Etat, qui, contrairement à sa jurisprudence depuis 1905, n’a pas renvoyé au principe de laïcité. A partir de là, cette haute cour de la République va tourner au tribunal du type anglo-saxon, qui juge le droit à partir du droit. Or le Conseil d’Etat existe pour aider l’Etat à prendre des décisions politiques conformes à l’idée républicaine. Mais, en Europe, la laïcité, qui est française, se révèle être une exception. Dans la plupart des pays européens, l’Etat et la religion sont toujours liés. De plus, l’Europe est dominée par une américanisation des moeurs, qui voit la laïcité comme liberticide. Résultat, nous nous retrouvons en contradiction avec nos principes.
La loi de 1905 a été conçue pour régler les relations avec l’Eglise catholique. Le protestantisme et le judaïsme se sont adaptés à ces nouvelles règles. Pensez-vous que l’islam puisse faire de même, même si cela prend plus de temps?
Si nous étions en régime de laïcité vrai, global, si l’Etat faisait son travail de neutralisation, en exigeant de ses dirigeants qu’ils se limitent au spirituel et abandonnent le champ du politique, il n’y aurait pas de problème. Je l’ai dit, la religion française, c’est l’art d’exorciser la guerre civile. C’est aussi l’art de la diplomatie inclusive. Quand François Ier traite avec le Grand Turc, le scandale est énorme, mais il en résulte un échange culturel dont seuls les Français sont les bénéficiaires, car le reste de l’Europe, alors chrétienne, demeure claquemuré dans ses murs. Si la laïcité fonctionnait encore chez nous, elle aiderait la planète à sortir de la confusion actuelle entre le spirituel et le temporel. Mais j’aurais peut-être dû appeler mon livre « La fin de la religion française ». Rares sont encore ceux qui croient à son « grand récit ». Comme le disait Romain Gary : « Je ne suis pas français, je suis français de la France libre. »
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« La religion française », de Jean-François Colosimo (Cerf, 396 p., 20 €).
« L’Europe est dominée par une américanisation des moeurs, qui voit la laïcité comme liberticide. »