Jared Diamond contre les collapsologues
Auteur d’un essai, « Upheaval », sur la résilience des nations, le grand géographe américain se dissocie de ses disciples français qui jouent à prédire la fin du monde.
Il y a un malentendu en France sur Jared Diamond. Professeur de géographie à l’UCLA, mais aussi anthropologue, historien et biologiste, l’homme à la barbe en collier, aujourd’hui âgé de 82 ans, est dans le monde anglo-saxon le champion de la transdisciplinarité. Prix Pulitzer en 1998, son époustouflant best-seller « Guns, Germs and Steel » (malencontreusement traduit par « De l’inégalité parmi les sociétés », chez Gallimard) racontait comment la géographie a façonné les inégalités entre les sociétés humaines, permettant à l’Eurasie de prendre le dessus sur le reste du monde. Yuval Noah Harari, auteur de « Sapiens », nous a d’ailleurs confié que c’est ce livre qui lui a donné envie de faire de l’histoire globale. Mais, chez nous, le nom de Jared Diamond est surtout évoqué dans les articles sur la collapsologie, ce mouvement qui prétend étudier la fin du monde, annoncée comme proche. Le néologisme fait directement référence à « Collapse » (en français : « Effondrement », Gallimard), dans lequel Diamond analysait l’effondrement de diverses sociétés, de l’île de Pâques au Rwanda. Nous avons interviewé cet esprit encyclopédique alors qu’il vient de publier en anglais « Upheaval » (Little, Brown and Company), un nouvel essai se jouant des époques et des civilisations. Jared Diamond y explique comment des nations ont su surmonter de graves crises, de la Finlande envahie par l’URSS au Chili au lendemain du coup d’Etat de Pinochet en passant par l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Une ode à la résilience.
Le Point : Dans « Upheaval », vous analysez des crises historiques auxquelles ont survécu différentes nations. Le Brexit ou l’élection de Trump sont-elles de véritables crises ?
Jared Diamond :
La plus grande crise dans les quatre cents dernières années de l’histoire de France fut la Révolution française, entamée en 1789, que de nombreux historiens ont tenté de comprendre. Mais une défaillance des métros parisiens, même durant une seule journée, représente une crise pour des millions de Parisiens. Ils veulent savoir pourquoi les transports ne fonctionnent plus et ne voudront certainement pas s’entendre dire que ce n’est pas grave par rapport à la Révolution, et qu’ils devraient donc se taire ! Une véritable crise nationale est une situation dans laquelle les citoyens sont forcés de réaliser que la manière dont fonctionnait leur pays jusqu’à présent n’est plus adaptée, et qu’un nouveau modus operandi doit être trouvé. La grande majorité des citoyens britanniques aujourd’hui sont d’accord pour affirmer que le Brexit est une véritable crise. En revanche, encore aujourd’hui, beaucoup, voire la plupart, des Américains ne pensent pas que l’élection de Trump en soit une...
« Upheaval » peut se lire comme une ode à la résilience des nations et à leurs valeurs. Pourquoi les nations importent-elles encore dans un monde globalisé ?
Les nations sont toujours les entités politiques les plus importantes, celles qui font les lois et prennent les décisions. Cela existe aussi à des niveaux infranationaux et supranationaux, mais le gros du pouvoir politique reste entre leurs mains. Il est vrai que certains problèmes actuels, comme le changement climatique, ne peuvent être résolus par une nation agissant seule. La plupart des personnes intelligentes et bien informées (pas mon président, donc...) savent ce que nous devons faire pour lutter contre le réchauffement : reconnaître sa réalité, reconnaître que les humains en sont responsables et le combattre en réduisant notre consommation d’énergie en passant d’une consommation fondée sur les énergies fossiles à une consommation fondée sur les renouvelables, comme le solaire, l’éolien, le nucléaire, l’hydroélectrique et l’énergie marémotrice.
En France, votre nom est souvent associé à la collapsologie. L’ancien ministre de l’Environnement Yves Cochet affirme même que l’humanité pourrait disparaître d’ici à 2050. Que pensez-vous de ces prédictions catastrophistes ?
Je n’ai jamais entendu parler de la collapsologie. Je n’ai jamais prétendu que nos sociétés allaient bientôt s’effondrer ; aucune personne intelligente ne devrait affirmer cela. En
« Que certains universitaires d’extrême gauche m’accusent de racisme, c’est tragique. »
revanche, si nous continuons à gérer le monde de manière insoutenable, comme c’est le cas aujourd’hui, cela ne pourra pas durer plusieurs décennies. C’est une évidence, mais personne ne peut prédire avec certitude les décisions qui seront prises à l’avenir par les peuples. La possibilité que nos sociétés s’effondrent dépend de la façon dont nous, citoyens du monde, adopterons une économie durable (dans ce cas, l’effondrement n’aura pas lieu) ou continuerons à poursuivre un modèle économique insoutenable (auquel cas, oui, notre société s’effondrera).
Emmanuel Macron a dit que son parti devrait « regarder l’immigration en face ». C’est votre avis?
Il faut parler honnêtement de tous les sujets. Il est impossible d’arriver à une bonne solution sans s’appuyer sur les faits. Dans le cas de l’immigration, une discussion honnête implique ainsi de reconnaître deux réalités. D’un côté, il existe de sérieux arguments en faveur d’un peu d’immigration. Mais, de l’autre, il est impossible d’accepter tous ceux qui pourraient vouloir migrer sur cette planète. Les arguments en faveur de l’immigration sont moraux : la plupart des migrants fuient la pauvreté ou le danger et ne sont pas des criminels et des paresseux, contrairement à ce que les opposants à l’immigration voudraient nous faire croire. Ils sont aussi pratiques : la plupart des migrants sont jeunes, en bonne santé, ambitieux, et aident à restaurer un profil démographique sain dans des pays européens vieillissants, au taux de natalité faible. En revanche, les pays les plus riches ne peuvent laisser venir tous les candidats à l’immigration, car ils ont une population totale de moins de 1 milliard de personnes, alors que les pays plus pauvres représentent une population d’à peu près 6,5 milliards. Il est impossible d’accueillir autant de gens.
Des universitaires de gauche vous accusent de racisme, de colonialisme, et d’avoir un point de vue eurocentrique. Ironique, quand on sait que votre livre « De l’inégalité parmi les sociétés » explique que les différences entre les sociétés humaines sont surtout causées par la géographie et non par une quelconque supériorité génétique ou intellectuelle...
Certains universitaires d’extrême gauche adorent trouver du racisme, du colonialisme ou de l’eurocentrisme sous chaque pierre et se pensent vertueux en entretenant cette fiction. Mais tout le monde peut constater que les peuples de différents continents ont connu des trajectoires différentes. C’est le fait historique le plus important, qui réclame une explication. Reconnaître que ce sont les Européens qui se sont étendus à travers le globe durant les derniers siècles n’est pas eurocentrique : c’est simplement une réalité ! Si des universitaires refusent ou ne parviennent pas à expliquer ce fait historique crucial, les personnes lambda continueront de penser que ces phénomènes historiques sont dus à des différences intellectuelles d’un continent à l’autre, qui correspondraient aux différences externes entre les individus de différents continents, que chacun peut constater. Je me suis appuyé sur un nombre écrasant de preuves pour affirmer que les inégalités entre sociétés humaines sont principalement dues à des différences géographiques et environnementales, et non pas à des différences intellectuelles entre les peuples. Quand vous dites qu’il est ironique que certains universitaires d’extrême gauche m’accusent de racisme, c’est un euphémisme ! Je dirais plutôt que c’est tragique, parce que, en niant les inégalités entre les sociétés, ces universitaires incitent tout le monde à se replier sur des explications racistes.
Etes-vous optimiste ou pessimiste concernant l’avenir de notre espèce ?
Si nous continuons sur notre lancée, il faut que nous soyons pessimistes. Mais je vois des signes encourageants, comme la prise de conscience du public et les efforts de nombreuses multinationales pour affronter les problèmes environnementaux. Je suis donc raisonnablement optimiste : je pense qu’il y a au moins 51 % de chances que le monde se dirige vers un avenir heureux, et pas plus de 49 % de possibilités que tout cela se termine mal ■