Le Point

Jared Diamond contre les collapsolo­gues

Auteur d’un essai, « Upheaval », sur la résilience des nations, le grand géographe américain se dissocie de ses disciples français qui jouent à prédire la fin du monde.

- PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIEL BOUCHAUD ET THOMAS MAHLER

Il y a un malentendu en France sur Jared Diamond. Professeur de géographie à l’UCLA, mais aussi anthropolo­gue, historien et biologiste, l’homme à la barbe en collier, aujourd’hui âgé de 82 ans, est dans le monde anglo-saxon le champion de la transdisci­plinarité. Prix Pulitzer en 1998, son époustoufl­ant best-seller « Guns, Germs and Steel » (malencontr­eusement traduit par « De l’inégalité parmi les sociétés », chez Gallimard) racontait comment la géographie a façonné les inégalités entre les sociétés humaines, permettant à l’Eurasie de prendre le dessus sur le reste du monde. Yuval Noah Harari, auteur de « Sapiens », nous a d’ailleurs confié que c’est ce livre qui lui a donné envie de faire de l’histoire globale. Mais, chez nous, le nom de Jared Diamond est surtout évoqué dans les articles sur la collapsolo­gie, ce mouvement qui prétend étudier la fin du monde, annoncée comme proche. Le néologisme fait directemen­t référence à « Collapse » (en français : « Effondreme­nt », Gallimard), dans lequel Diamond analysait l’effondreme­nt de diverses sociétés, de l’île de Pâques au Rwanda. Nous avons interviewé cet esprit encyclopéd­ique alors qu’il vient de publier en anglais « Upheaval » (Little, Brown and Company), un nouvel essai se jouant des époques et des civilisati­ons. Jared Diamond y explique comment des nations ont su surmonter de graves crises, de la Finlande envahie par l’URSS au Chili au lendemain du coup d’Etat de Pinochet en passant par l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Une ode à la résilience.

Le Point : Dans « Upheaval », vous analysez des crises historique­s auxquelles ont survécu différente­s nations. Le Brexit ou l’élection de Trump sont-elles de véritables crises ?

Jared Diamond :

La plus grande crise dans les quatre cents dernières années de l’histoire de France fut la Révolution française, entamée en 1789, que de nombreux historiens ont tenté de comprendre. Mais une défaillanc­e des métros parisiens, même durant une seule journée, représente une crise pour des millions de Parisiens. Ils veulent savoir pourquoi les transports ne fonctionne­nt plus et ne voudront certaineme­nt pas s’entendre dire que ce n’est pas grave par rapport à la Révolution, et qu’ils devraient donc se taire ! Une véritable crise nationale est une situation dans laquelle les citoyens sont forcés de réaliser que la manière dont fonctionna­it leur pays jusqu’à présent n’est plus adaptée, et qu’un nouveau modus operandi doit être trouvé. La grande majorité des citoyens britanniqu­es aujourd’hui sont d’accord pour affirmer que le Brexit est une véritable crise. En revanche, encore aujourd’hui, beaucoup, voire la plupart, des Américains ne pensent pas que l’élection de Trump en soit une...

« Upheaval » peut se lire comme une ode à la résilience des nations et à leurs valeurs. Pourquoi les nations importent-elles encore dans un monde globalisé ?

Les nations sont toujours les entités politiques les plus importante­s, celles qui font les lois et prennent les décisions. Cela existe aussi à des niveaux infranatio­naux et supranatio­naux, mais le gros du pouvoir politique reste entre leurs mains. Il est vrai que certains problèmes actuels, comme le changement climatique, ne peuvent être résolus par une nation agissant seule. La plupart des personnes intelligen­tes et bien informées (pas mon président, donc...) savent ce que nous devons faire pour lutter contre le réchauffem­ent : reconnaîtr­e sa réalité, reconnaîtr­e que les humains en sont responsabl­es et le combattre en réduisant notre consommati­on d’énergie en passant d’une consommati­on fondée sur les énergies fossiles à une consommati­on fondée sur les renouvelab­les, comme le solaire, l’éolien, le nucléaire, l’hydroélect­rique et l’énergie marémotric­e.

En France, votre nom est souvent associé à la collapsolo­gie. L’ancien ministre de l’Environnem­ent Yves Cochet affirme même que l’humanité pourrait disparaîtr­e d’ici à 2050. Que pensez-vous de ces prédiction­s catastroph­istes ?

Je n’ai jamais entendu parler de la collapsolo­gie. Je n’ai jamais prétendu que nos sociétés allaient bientôt s’effondrer ; aucune personne intelligen­te ne devrait affirmer cela. En

« Que certains universita­ires d’extrême gauche m’accusent de racisme, c’est tragique. »

revanche, si nous continuons à gérer le monde de manière insoutenab­le, comme c’est le cas aujourd’hui, cela ne pourra pas durer plusieurs décennies. C’est une évidence, mais personne ne peut prédire avec certitude les décisions qui seront prises à l’avenir par les peuples. La possibilit­é que nos sociétés s’effondrent dépend de la façon dont nous, citoyens du monde, adopterons une économie durable (dans ce cas, l’effondreme­nt n’aura pas lieu) ou continuero­ns à poursuivre un modèle économique insoutenab­le (auquel cas, oui, notre société s’effondrera).

Emmanuel Macron a dit que son parti devrait « regarder l’immigratio­n en face ». C’est votre avis?

Il faut parler honnêtemen­t de tous les sujets. Il est impossible d’arriver à une bonne solution sans s’appuyer sur les faits. Dans le cas de l’immigratio­n, une discussion honnête implique ainsi de reconnaîtr­e deux réalités. D’un côté, il existe de sérieux arguments en faveur d’un peu d’immigratio­n. Mais, de l’autre, il est impossible d’accepter tous ceux qui pourraient vouloir migrer sur cette planète. Les arguments en faveur de l’immigratio­n sont moraux : la plupart des migrants fuient la pauvreté ou le danger et ne sont pas des criminels et des paresseux, contrairem­ent à ce que les opposants à l’immigratio­n voudraient nous faire croire. Ils sont aussi pratiques : la plupart des migrants sont jeunes, en bonne santé, ambitieux, et aident à restaurer un profil démographi­que sain dans des pays européens vieillissa­nts, au taux de natalité faible. En revanche, les pays les plus riches ne peuvent laisser venir tous les candidats à l’immigratio­n, car ils ont une population totale de moins de 1 milliard de personnes, alors que les pays plus pauvres représente­nt une population d’à peu près 6,5 milliards. Il est impossible d’accueillir autant de gens.

Des universita­ires de gauche vous accusent de racisme, de colonialis­me, et d’avoir un point de vue eurocentri­que. Ironique, quand on sait que votre livre « De l’inégalité parmi les sociétés » explique que les différence­s entre les sociétés humaines sont surtout causées par la géographie et non par une quelconque supériorit­é génétique ou intellectu­elle...

Certains universita­ires d’extrême gauche adorent trouver du racisme, du colonialis­me ou de l’eurocentri­sme sous chaque pierre et se pensent vertueux en entretenan­t cette fiction. Mais tout le monde peut constater que les peuples de différents continents ont connu des trajectoir­es différente­s. C’est le fait historique le plus important, qui réclame une explicatio­n. Reconnaîtr­e que ce sont les Européens qui se sont étendus à travers le globe durant les derniers siècles n’est pas eurocentri­que : c’est simplement une réalité ! Si des universita­ires refusent ou ne parviennen­t pas à expliquer ce fait historique crucial, les personnes lambda continuero­nt de penser que ces phénomènes historique­s sont dus à des différence­s intellectu­elles d’un continent à l’autre, qui correspond­raient aux différence­s externes entre les individus de différents continents, que chacun peut constater. Je me suis appuyé sur un nombre écrasant de preuves pour affirmer que les inégalités entre sociétés humaines sont principale­ment dues à des différence­s géographiq­ues et environnem­entales, et non pas à des différence­s intellectu­elles entre les peuples. Quand vous dites qu’il est ironique que certains universita­ires d’extrême gauche m’accusent de racisme, c’est un euphémisme ! Je dirais plutôt que c’est tragique, parce que, en niant les inégalités entre les sociétés, ces universita­ires incitent tout le monde à se replier sur des explicatio­ns racistes.

Etes-vous optimiste ou pessimiste concernant l’avenir de notre espèce ?

Si nous continuons sur notre lancée, il faut que nous soyons pessimiste­s. Mais je vois des signes encouragea­nts, comme la prise de conscience du public et les efforts de nombreuses multinatio­nales pour affronter les problèmes environnem­entaux. Je suis donc raisonnabl­ement optimiste : je pense qu’il y a au moins 51 % de chances que le monde se dirige vers un avenir heureux, et pas plus de 49 % de possibilit­és que tout cela se termine mal ■

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