Futurapolis santé : la douleur chronique, « c’est comme l’amour »
Pourquoi dure, ou cesse, une souffrance physique ? Reportage au centre antidouleur de Montpellier.
«Vous n’avez pas l’accent d’ici, on dirait que vous venez de Paris. » C’est en ces termes que le Dr Patrick Ginies accueille en consultation un quadra renfrogné qui, surpris, lui explique pourquoi il a dû s’installer dans l’Hérault. L’accent d’ici, lui, le Dr Patrick Ginies l’a bien et il pense même que cela a un peu limité sa carrière. Cet « anesthésisteréanimateur défroqué », comme il se définit, a obtenu un DEA d’études philosophiques et psychanalytiques avant d’intégrer le centre antidouleur du CHU de Montpellier, qu’il dirige aujourd’hui.
Un enthousiasme débordant et un débit verbal accéléré caractérisent ce jeune sexagénaire, qui a une certitude : ce n’est pas en leur demandant comment elles vont que les personnes souffrant de douleurs chroniques lui délivreront les précieuses informations dont il aura besoin pour les aider efficacement. Car, quand elles se présentent devant lui – après avoir consulté un grand nombre de médecins –, tous les traitements habituels ont échoué. « Nous devons parvenir à comprendre pourquoi leur tête, leur dos ou leur genou opéré ne les laissent jamais en
paix », explique-t-il. Le spécialiste insiste immédiatement sur la complémentarité avec les infirmières afin de libérer la parole des patients. D’ailleurs, dans ce centre, elles ont leurs propres consultations et nul n’y échappe.
La douleur chronique affecte la vie de 17 % des patients en Europe. Mais impossible de définir un profil type. Patrick Ginies cite le cas d’un parachutiste rencontré au moment où il a choisi d’abandonner l’anesthésie. Ce militaire avait sauté pour tenter de sauver une otage française au Tchad. Son parachute dorsal ne s’était pas ouvert. Le ventral non plus. Résultat, une chute brutale, 14 vertèbres fracturées, le nerf sciatique lésé mais aucun organe vital touché. Après un rapatriement difficile jusqu’au Val-deGrâce, à Paris, il a rapidement commencé sa rééducation avant de rejoindre Toulouse, lieu de son corps d’origine. Il voulait pouvoir sauter à nouveau et a fini par réussir à courir des semi-marathons. Il n’a jamais eu mal. « C’est bien la preuve qu’il n’y a aucune correspondance entre l’importance de la lésion physique et la plainte douloureuse », note le médecin, qui voit toujours ce patient exceptionnel, âgé aujourd’hui de 74 ans.
Bogue émotionnel. « Nul ne peut affirmer qu’un rugbyman blessé lors d’un match risque de développer une douleur chronique si son équipe a perdu, continue-t-il. Mais s’il ne peut participer à la 3e mi-temps, à la fête, cela pourra peut-être lui rappeler que ses frères l’ont mis au ban quand il avait 14 ans, parce qu’ils aimaient un autre sport. Et cette absence de fraternité, qui remonte à la surface, peut être à l’origine d’une douleur chronique. C’est Proust à l’envers. » Il ajoute que la douleur, c’est comme l’amour, c’est chaque fois différent et nul ne sait ce qui la (le)
fait durer. Après la pose d’une prothèse de genou, certains patients souffrent malgré les progrès chirurgicaux récents et les traitements antalgiques. « On a changé le cardan, mais pas les chairs abîmées, qui ont gardé la mémoire de la douleur antérieure et celle des circonstances dans lesquelles elle est survenue. Un bogue émotionnel remontant à l’enfance peut se réactiver à l’occasion de l’intervention. »
Pourtant, nous disposons tous d’un système antidouleur qui implique plusieurs neuromédiateurs. On connaît les endorphines, ces morphines naturelles, mais il y a aussi la sérotonine, la noradrénaline et la dopamine. « Elles jouent de façon synergique en fonction de ce que la société attend de vous, de la mémoire des lésions de vos parents et grands-parents, de votre vie », précise le spécialiste. D’où sa démarche pour connaître son patient, son histoire et celle de ses ancêtres, pour cerner les défaillances de son système antisouffrance. Pour tenter de comprendre pourquoi une douleur chronique a succédé à un mal aigu. Et surtout comment aider le malade à en sortir… à condition qu’il le souhaite vraiment.
Car il existe aussi de – rares – individus qui ne peuvent avancer sans cette bien désagréable béquille. « Finalement, je préfère être bien psychiquement avec ma douleur plutôt que mal sans souffrir physiquement », avoue une ancienne secrétaire médicale, dès le début de sa nouvelle consultation pour des migraines rebelles, pourtant soulagées par les solutions proposées.
Pour le Dr Ginies, « les centres antidouleur ne sont pas des centres pour lutter contre la douleur mais pour la transcender ». Cette présentation a de quoi surprendre. Et pourtant… Alors que les connaissances sur les mécanismes en jeu sont de plus en plus importantes, aucun nouveau médicament n’a été mis au point depuis trentecinq ans. « Avec les Trente Glorieuses, on a cru qu’on allait trouver les mécanismes, un traitement et guérir le plus grand nombre de patients, remarque le spécialiste. On a nié la part d’unicité de la construction d’une matrice douleur. »
Révélation. Cela ne veut pas dire, évidemment, que les médecins sont totalement désarmés. Ils ont à leur disposition différents médicaments, ils peuvent pratiquer des infiltrations, recourir à la mésothérapie, à la neurostimulation, à l’hypnose, à la méditation ou à des moyens d’autogestion. Car le jour où un individu arrive à relier une douleur chronique à un bogue de son enfance, son cerveau intègre l’information. Au cours des nuits qui suivent cette « révélation », de nouvelles connexions cérébrales vont s’établir et parfois redonner les capacités d’autoguérison de la douleur qui avaient manqué auparavant.
A la fin de cet entretien, emporté par son élan et sa passion, le Dr Ginies raconte les conférences théâtrales qu’il donne depuis plusieurs années, dans le cadre d’un programme d’éducation thérapeutique validé par l’Agence régionale de santé. « Je m’inspire des one-man-show de Fabrice Luchini », lâche-t-il. Il espère monter à Paris un spectacle de fin d’après-midi pour informer la population sur la douleur chronique et, surtout, aider les patients à en sortir. Grâce aussi – qui sait ? – à son accent de Montpellier
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« Les centres antidouleur ne sont pas des centres pour lutter contre la douleur mais pour la transcender. » Dr Patrick Ginies