L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert
«Quand on fait le mal, il faut faire tout le mal, écrivait Victor Hugo dans “Notre-Dame de Paris”. Démence de s’arrêter à un milieu dans le monstrueux ! » Erdogan, le président turc, n’est donc pas dément, malgré les apparences. Il va toujours jusqu’au bout.
La tragédie de l’Occident est qu’il n’y a jamais personne pour lui tenir tête. Voilà ce qui arrive quand on n’a plus de valeurs et qu’on se laisse mener par le narcissisme, la pleutrerie et l’inculture historique. C’est ce qui a fait le lit d’Erdogan, notre prétendu allié et nouveau champion mondial de l’islamisme.
Telle est la première leçon de l’affaire kurde. Protestataires d’opérette, les dirigeants occidentaux sont ridicules, dépassés, au-dessous de tout. Il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Ils ont cru, les nigauds, qu’ils pourraient passer des accords avec Erdogan et qu’il les respecterait, alors que ce Frère musulman avéré a toujours été l’allié objectif de Daech.
C’était écrit. Erdogan n’allait pas se contenter de créer une zone tampon entre la Turquie et les Kurdes. Comme Hitler, il fait toujours ce qu’il dit. Or, depuis longtemps, il ne cesse de répéter qu’il éradiquera de la surface de la terre les Kurdes de Syrie, coupables, entre autres, d’avoir vaincu Daech et de pratiquer un islam ouvert, quasi féministe. Il parle d’eux comme le Führer parlait des juifs : tous des « terroristes », de la racaille à exterminer sans pitié, jusqu’au dernier. Si son agression a un objectif, c’est celui-là, et c’est ensuite de redonner de l’air aux djihadistes, quitte à semer le chaos en Europe.
Récapitulons. Les Kurdes de Syrie (2,5 millions de personnes) sont très proches des Kurdes de Turquie (de 15 à 20 millions d’individus, 28 % de la population du pays). Tous partagent plus ou moins le même vieux rêve : reconstituer avec les Kurdes d’Irak et ceux d’Iran une nouvelle nation, le Kurdistan – ce que prévoit le traité de Sèvres de 1920 –, qui serait composée aujourd’hui de 44 millions d’habitants.
Face à cette aspiration, souvent vague, Erdogan reprend contre les Kurdes l’obsession génocidaire de l’Etat turc, qui a culminé quand ce dernier a massacré, en 1915, 1,5 million d’Arméniens, y compris les enfants mâles de plus de 1,10 mètre, avec des méthodes dont s’inspirèrent les nazis, notamment les « marches de la mort ». Sans parler de ses tueries à répétition de Grecs pontiques et d’Assyro-Chaldéens, autant de peuples qui vivaient sur ces terres bien avant que les Turcs, peuple de guerriers nomades comme les Mongols, envahissent l’Empire byzantin. Après ça, les conquérants se sont échinés à effacer toutes les traces de leurs prédécesseurs.
L’ethnocide a parachevé le génocide : en 1914, dans l’Arménie historique que le pouvoir turc entendait « turquiser », il y avait 2 549 églises, monastères, lieux de culte. En 1923, après les massacres, il en restait 913. Aujourd’hui, on n’en compte qu’une centaine, souvent transformés en mosquées, à l’instar de la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, chef-d’oeuvre de l’art byzantin, qu’Erdogan a décidé d’islamiser dans l’indifférence générale. C’est que le président turc, maître chanteur professionnel, fait peur à l’Occident.
Même s’il s’est repris depuis, pitoyable fut la première réaction d’Emmanuel Macron après l’attaque de la Turquie. Mais c’est normal : grâce au réseau des Frères musulmans, Erdogan exerce une influence considérable sur la communauté musulmane de France. Même circonspection chez Angela Merkel. Mais c’est normal aussi: il y a 4 millions de Turcs en Allemagne et ils sont souvent plus erdoganiens qu’Erdogan, pourtant en nette perte de vitesse dans son pays.
Ignoble aura été la réaction de Trump, qui a osé déclarer que les Kurdes n’avaient pas « aidé » les Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que, contrairement aux Turcs, ils furent leurs alliés contre les nazis comme ils le furent contre les djihadistes. Pourquoi ce lâchage ? Parce que, malgré sa rhétorique martiale, le président américain s’est « obamisé » et refuse, comme son prédécesseur, qu’il avait tant critiqué, d’enferrer son pays dans une nouvelle guerre. Même si leurs relations avec la Turquie sont devenues détestables, les Etats-Unis entendent bien, de surcroît, garder leur base d’Incirlik, qui abrite 50 têtes nucléaires de la force de dissuasion de l’Otan.
Devant l’inaptitude et l’ingratitude de l’Occident, les Kurdes n’avaient pas le choix s’ils voulaient échapper au génocide. Ils se sont tournés vers Vladimir Poutine et Bachar el-Assad, avant de signer un accord avec les autorités de Damas pour bouter les Turcs hors de Syrie. Nouvelle preuve de la nullité occidentale : ce sont nos prétendus ennemis qui, sur le dossier kurde, pourraient nous sauver la mise, fors l’honneur. Nous faudra-t-il dire un jour : « Merci, Bachar, merci, Vladimir » ?
Bachar el-Assad et Vladimir Poutine au secours de la veuve et de l’orphelin kurdes, on aura tout vu !
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