Les éditoriaux de Pierre-Antoine Delhommais, Nicolas Baverez, Luc de Barochez, Laetitia Strauch-Bonart
Les Français vont enfin faire la connaissance de leur brillantissime Prix Nobel d’économie, spécialisée dans la lutte contre la pauvreté.
Pour un peuple réputé nul en économie, les Français ne se débrouillent pas si mal. Après Jean Tirole en 2014, c’est donc Esther Duflo qui s’est vu attribuer cette année, en compagnie des Américains Abhijit Banerjee – avec qui elle est mariée – et Michael Kremer, « le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ». Lorsqu’on sait que depuis sa création, il y a cinquante et un ans, ce prix n’avait récompensé qu’une femme, seulement trois Français et qu’Esther Duflo en est la plus jeune lauréate, l’exploit gagne encore en taille.
Les patriotes intégristes diront qu’elle est plus américaine que française, installée depuis l’âge de 26 ans – elle en a aujourd’hui 46 – aux Etats-Unis, où elle enseigne au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Si, dans un tweet de félicitations, Emmanuel Macron s’est réjoui que «le magnifique prix Nobel d’Esther Duflo rappelle que les économistes français sont actuellement au meilleur niveau mondial », cette récompense témoigne aussi de l’exil massif de nos plus brillants cerveaux vers les universités américaines, bien sûr parce qu’ils y sont bien mieux payés qu’en France, mais surtout parce que l’environnement pour la recherche et l’enseignement y est infiniment plus favorable.
Le prix Nobel d’économie d’Esther Duflo est tout sauf une surprise, ne serait-ce que parce que, malgré son jeune âge, elle avait déjà raflé les plus hautes récompenses internationales, du prix Princesse-des-Asturies à la médaille John-Bates-Clark, en passant par les prix Elaine Bennett et MacArthur. Cet éblouissant palmarès n’empêche pas qu’elle soit totalement inconnue en France alors qu’elle est en revanche célèbre aux Etats-Unis, au point d’avoir été classée en 2011 par le magazine américain Time comme l’une des 100 personnalités les plus influentes du monde, au point aussi que Barack Obama l’avait fait venir à la Maison-Blanche pour travailler dans son équipe d’économistes.
Esther Duflo est ce qu’on peut appeler, même si le terme est galvaudé, une authentique surdouée, quand bien même elle parle, avec une modestie non feinte, de « son parcours scolaire standard ». Standard, mais dans le très haut de gamme : hypokhâgne et khâgne au lycée Henri-IV, Normale sup, agrégation de sciences économiques et sociales, doctorat au MIT à 27 ans, professeure associée au même MIT à 29 ans, professeure au Collège de France à 36 ans !
Elle a avec humour raconté sur France Inter en début d’année comment, outre l’influence de sa mère, pédiatre engagée dans l’action humanitaire, la lecture, à l’âge de 8 ans, d’une BD Astrapi consacrée à Mère Teresa – qui lui avait appris que chaque habitant de Calcutta disposait seulement de 1 mètre carré pour vivre –, l’avait profondément émue et choquée et était peut
« Les pauvres ne figurent jamais comme des personnes qu’il importerait de consulter. » Esther Duflo
être à l’origine de sa vocation d’économiste spécialisée dans la lutte contre la pauvreté.
Si le sujet avait été déjà largement exploré auparavant, Esther Duflo en a totalement renouvelé l’approche, par son aspect à la fois très modeste et très pratique. « J’aime bien les programmes qui donnent un coup de pouce aux gens dans une direction dont ils rêvaient et qu’ils ne pouvaient prendre compte tenu des vicissitudes de la vie. » Sans appliquer mécaniquement des théories établies à l’aide d’équations savantes, sans a priori idéologique non plus, mais en cherchant à identifier, par des tests scientifiques sur le terrain, les remèdes qui marchent et ceux qui n’aboutissent pas. Sans prétendre apporter de solution globale et miraculeuse, mais en trouvant des microsolutions à des problèmes concrets, en mettant au point, comme en médecine, des traitements efficaces pour soigner la misère sociale. Par exemple, celui d’offrir 1 kilo de lentilles aux mères habitant dans le district d’Udaipur, au Rajasthan (Inde), quand elles viennent faire vacciner leur enfant contre la rougeole : résultat, un taux de vaccination multiplié par six.
« Lorsqu’on leur accorde une place, a-t-elle écrit, les pauvres figurent généralement comme les acteurs d’anecdotes tragiques ou édifiantes, des êtres dignes d’admiration ou de pitié, mais jamais comme une source de connaissances, comme des personnes qu’il importerait de consulter pour savoir ce qu’elles pensent, ce qu’elles veulent, ce qu’elles font.» C’est justement contre cette attitude à la fois compassionnelle et distante, qui résume si bien l’aide financière occidentale aux pays en développement, que s’inscrit toute l’action d’Esther Duflo, qui, contre l’air du temps, pense que le monde de demain peut être meilleur qu’aujourd’hui et que le développement économique n’a rien d’une abomination. Grâce à son prix Nobel, les Français vont enfin faire la connaissance de cette dévouée et brillantissime docteur de tous les miséreux de la planète, découvrir que ces économistes, qu’ils détestent presque autant que les journalistes, peuvent aussi être des humanistes
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