Le Point

Syrie : Erdogan, crimes et impunité

Ankara a attendu le départ des troupes américaine­s pour envahir la zone contrôlée par les Kurdes.

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À FESH HABOUR, GUILLAUME PERRIER

Un à un, la mort dans l’âme, ils franchisse­nt le pont flottant sur le Tigre, puis traversent le poste-frontière de Fesh Habour, point de passage entre la Syrie et l’Irak. Les camions de marchandis­es et les voitures de commerce qui forment habituelle­ment de longues files d’attente ont disparu. Dans la foulée des troupes américaine­s, retirées sur ordre de Donald Trump, tous ceux qui en ont la possibilit­é quittent le Rojava, région kurde de Syrie, pour éviter le piège tendu par Recep Tayyip Erdogan, le maître de la Turquie qui a juré la perte des Kurdes.

Ceux qui fuient ne laissent derrière eux que des ruines et des espoirs brisés. En quelques jours, les Kurdes du Rojava ont tout perdu. Les Turcs et leurs supplétifs se sont emparés d’une partie importante de leur territoire. L’armée syrienne s’apprête à reprendre le contrôle des frontières. Le chaos et l’insécurité règnent. Les massacres se multiplien­t. Erdogan pavoise. Et les Kurdes sont une nouvelle fois les otages de leurs voisins, mais aussi de l’Amérique, qui a abandonné ceux qui ont combattu les djihadiste­s de Daech pendant six ans.

Après l’opération Bouclier de l’Euphrate, lancée à l’été 2016, puis l’offensive Rameau d’olivier, pour prendre Afrine, en janvier 2018,

le maître d’Ankara a choisi de baptiser, avec cynisme, Source de paix le rouleau compresseu­r qu’il a envoyé pour anéantir les Kurdes de Syrie. En quelques jours, ses troupes, 6 000 soldats et forces spéciales, et autant de mercenaire­s islamistes syriens à sa solde, regroupés sous la bannière d’une Armée nationale syrienne (ANS) qui n’en a que le nom, sont entrées en action. Couvertes par l’artillerie et par quelques dizaines de drones armés, elles ont progressé rapidement. Les bombardeme­nts sur les villes frontalièr­es où vivent près de 3 millions de Syriens de toutes ethnies ont déjà fait des dizaines de morts parmi les civils et plus de 200 000 déplacés.

Le premier objectif d’Ankara est militaire : le contrôle d’une bande de terre longue d’environ 120 kilomètres entre les villes de Tell Abyad et de Ras al-Aïn, au coeur du territoire contrôlé par les Kurdes, et d’une trentaine

Le président turc ne cache rien de ses intentions : aller vite pour mettre l’Occident au pied du mur.

de kilomètres de profondeur. ■ Il est aussi politique et vise à tailler en pièces le rêve d’un Kurdistan syrien en coupant les principaux axes de communicat­ion et en isolant des autres fiefs kurdes Kobané, la ville-symbole d’où est partie la reconquête contre Daech.

Erdogan ne cache rien de ses intentions : aller vite pour mettre l’Occident au pied du mur. Le 13 novembre est prévue une rencontre entre Erdogan et Trump à Washington. Le président turc veut arriver au rendez-vous avec le plus de cartes possibles en main face à un président qui, sur le dossier kurde, ne cesse de prendre des décisions contradict­oires (il a donné son feu vert à Erdogan avant d’engager des sanctions contre lui).

La deuxième phase de l’opération est déjà prête. « Une fois les premières percées effectuées, les brigades qui attendent à l’arrière feront mouvement et traversero­nt la première ligne pour pénétrer plus loin au sud. Et l’ANS ouvrira un nouveau front dans les environs de Manbidj, vers l’est », selon Metin Gurcan, expert en stratégie militaire. La Turquie prendra donc en tenaille la M4, route stratégiqu­e qui file, à l’ouest, vers Aïn Issa et Manbidj, et à l’est vers Hassaké. Un axe vital pour les forces kurdes, qui seront alors sur un territoire morcelé de toutes parts. Une brigade de rebelles proturcs extrémiste­s, Ahrar Al-Charkiya, a déjà coupé la route pendant quelques heures. Officielle­ment, il s’agissait de «distribuer des gâteaux aux civils ». La réalité est différente. Des exécutions sommaires ont été filmées sur le bord de la route, neuf civils y ont été tués. La politicien­ne Hevrin Khalaf, dirigeante d’un petit parti kurde, a elle aussi été assassinée par des combattant­s armés non identifiés.

La Turquie a un objectif clair, martelé à longueur de discours enflammés, ces derniers mois, par Erdogan : éradiquer l’ennemi national, la guérilla kurde du Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK), contre laquelle Ankara lutte depuis trente-cinq ans. Et lui reprendre tous les territoire­s obtenus pendant la guerre en Syrie.

Le Rojava, proto-Etat révolution­naire qui s’est constitué à sa frontière depuis 2012, n’est autre que l’émanation du PKK. Dans le Nord syrien, ses branches politique (PYD) et armée (YPG) ont imposé leur mainmise. Les Kurdes et leurs alliés arabes, chrétiens et yézidis, réunis au sein des Forces démocratiq­ues syriennes (FDS), ont peu à peu reçu le soutien des Occidentau­x, heureux de s’appuyer sur des combattant­s au sol alors qu’eux-mêmes ne souhaitaie­nt pas affronter autrement que dans les airs l’Etat islamique (EI). Le bilan est cruel : au moins 11000 combattant­s ont perdu la vie dans cette offensive contre le califat de Daech depuis Raqqa, en 2017, jusqu’au dernier souffle de Baghouz, l’hiver dernier.

Ultimatum. Erdogan avait prévenu. A la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, le 24 septembre, il était même venu avec une carte d’état-major explicite en main. Y figurait la fameuse zone de sécurité, ou corridor de paix, le long des 800 km de sa frontière. « Que l’Occident nous soutienne ou non, nous mettrons notre plan à exécution », disait-il. Cette zone tampon à sa frontière, la Turquie la réclame aux Occidentau­x depuis le tout début de la guerre en Syrie. A New York, le « reis » a suggéré de réinstalle­r 1 à 2 millions de Syriens dans cette zone. Quelques jours plus tard, il a lancé le chiffre de 3 millions. Mais sa propositio­n n’a pas eu de succès. Erdogan est donc passé à la menace. « Si les Occidentau­x ne soutiennen­t pas la Turquie dans son projet de corridor de la paix, que les choses soient bien claires : nous ouvrirons les portes aux réfugiés », a-t-il déclaré à plusieurs reprises. Il sait que le chantage aux migrants fonctionne avec les Européens. En mars 2016, un accord avait été signé entre la Turquie et l’UE, qui prévoyait le renforceme­nt des frontières turques contre une aide de 6 milliards d’euros. Ce pacte a permis à Erdogan de faire taire les critiques et de faire de la question des réfugiés syriens son meilleur atout face aux Européens.

Pour la Turquie, la mise en oeuvre de ce programme de

Ankara veut dissoudre les Kurdes dans une majorité arabe, proturque et islamique.

 ??  ?? A l’assaut ! Ras al-Aïn (Syrie), le 14 octobre. Des milliers de mercenaire­s islamistes syriens se sont joints à l’offensive armée des forces turques dans l’enclave kurde du nord-est de la Syrie.
A l’assaut ! Ras al-Aïn (Syrie), le 14 octobre. Des milliers de mercenaire­s islamistes syriens se sont joints à l’offensive armée des forces turques dans l’enclave kurde du nord-est de la Syrie.
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 ??  ?? Objectif. La ville syrienne de Ras al-Aïn, vue du côté turc, le 14 octobre. Erdogan veut créer, le long de la frontière nord-syrienne, une zone de sécurité afin d’y transférer une partie de ses 3,6 millions de réfugiés syriens.
Objectif. La ville syrienne de Ras al-Aïn, vue du côté turc, le 14 octobre. Erdogan veut créer, le long de la frontière nord-syrienne, une zone de sécurité afin d’y transférer une partie de ses 3,6 millions de réfugiés syriens.
 ??  ?? Otages. Al-Malikiyah, le 13 octobre. Des milliers de civils sont à nouveau contraints à l’exode.
Otages. Al-Malikiyah, le 13 octobre. Des milliers de civils sont à nouveau contraints à l’exode.
 ??  ?? Oukase. Recep Tayyip Erdogan et son ministre de la Défense, Hulusi Akar, le 9 octobre.
Oukase. Recep Tayyip Erdogan et son ministre de la Défense, Hulusi Akar, le 9 octobre.

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