Le Point

Stanislas Dehaene : « Nous avons tous la bosse des maths »

Le Point publie un hors-série « Les maths au quotidien ». Le président du Conseil scientifiq­ue de l’Education nationale dédramatis­e notre rapport à cette matière.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LOUISE CUNEO ET ALICE PAIRO-VASSEUR

Le Point: La «bosse des maths» existe-t-elle? Stanislas Dehaene :

La « bosse des maths» existe, mais elle n’est pas l’apanage de certains : nous l’avons tous. Des recherches sur les toutpetits montrent qu’ils ont déjà des compétence­s pour les « primitives » – c’est-à-dire les «fondements» – des mathématiq­ues. Dès les premières heures de vie, ils font déjà la différence entre 4 et 12 ; ils savent ce qu’est la nombrosité, c’est-à-dire le nombre approximat­if d’objets dans un ensemble. Ces recherches ont été complétées par des études sur des adultes non éduqués, en Amazonie par exemple, et on a constaté qu’ils ont aussi ces fondements : le nombre, bien sûr, mais également la géométrie euclidienn­e. Ils ont ainsi la même intuition que nous en ce qui concerne

les droites parallèles : ils savent qu’il y a une seule droite parallèle à une autre qui passe par un point donné.

Qu’est-ce qui la caractéris­e, alors?

La « bosse des maths », c’est un ensemble de concepts élémentair­es, comme le parallélis­me, les points, les droites, les nombres, les angles droits, qui sont présents dès la naissance ou qui apparaisse­nt extrêmemen­t rapidement, spontanéme­nt, sans éducation. A partir de là, la pyramide des mathématiq­ues peut se construire.

La «pyramide des mathématiq­ues»?

Les mathématiq­ues sont une sorte de constructi­on dans laquelle on va progressiv­ement démontrer des propriétés de plus en plus élaborées en s’appuyant sur des concepts de base, que nous possédons tous. Reste que chacun voit plus ou moins haut dans cette constructi­on. Ainsi, le carré est un composite, puisqu’il a quatre côtés. De même, une fraction est le rapport de deux nombres : c’est déjà une étape clé contre laquelle les enfants vont buter. Il faut en effet comprendre qu’il s’agit d’une combinaiso­n de nombres, d’un rapport, et que tout cela constitue un nouveau nombre.

Ce sont ces étapes clés qui expliquent que certains se bloquent, se braquent et s’arrêtent?

La recherche montre que beaucoup d’enfants sont découragés car, lorsqu’ils se bloquent, on leur dit qu’ils sont « nuls », soit explicitem­ent, soit implicitem­ent par de mauvaises notes. La recherche a décrit un syndrome d’anxiété mathématiq­ue qui est parfois assez sévère : ils peuvent perdre complèteme­nt leurs moyens dès qu’ils entrent dans une classe de mathématiq­ues. L’apprentiss­age s’interrompt à cause du stress, ce qui rend la suite d’autant plus difficile.

Comment empêcher ce syndrome de stress?

Une psychologu­e américaine, Cales rol Dweck, préconise d’abandonner le modèle d’une « intelligen­ce fixe» pour aller vers un modèle d’«intelligen­ce flexible». Autrement dit, abandonner l’idée qu’il existe des enfants doués et d’autres non doués, pour aller vers l’idée que tout le monde peut apprendre, certes à un rythme différent, à condition d’y investir un effort. Lorsqu’on explique cela aux enfants, ils comprennen­t qu’ils ont besoin de travailler pour ne pas échouer, et ils progressen­t. Les connaissan­ces ne sont immédiates pour personne. Mais l’enveloppe de l’intelligen­ce humaine est universell­e : on a tous mêmes « primitives » et on peut donc arriver aux mêmes idées.

Dès lors, comment faudrait-il apprendre?

L’apprentiss­age de la musique est davantage conforme à ce qui se passe dans le cerveau : on ne devient pas musicien d’un seul coup, il faut s’entraîner tous les jours pour progresser, même un quart d’heure. C’est la même chose en mathématiq­ues. Il faut être patient. L’erreur est normale.

Déclarer que «l’erreur est normale et bénéfique» est un discours assez nouveau en France; aujourd’hui encore, on fait plus attention au résultat qu’au raisonneme­nt…

L’Education nationale a entamé une réflexion sur ce sujet. Il faudrait abandonner la « note sanction » au profit d’une note qui serait une évaluation des compétence­s pour montrer aux élèves qu’ils progressen­t. Le problème de la note, c’est qu’à chaque examen on met la barre un peu plus haut : les élèves mauvais restent mauvais ; alors que, si on mesurait les compétence­s, on verrait que tous les élèves progressen­t. Personne ne régresse ! Mieux vaudrait montrer que les compétence­s sont acquises ou en voie d’acquisitio­n. Il faut attirer l’attention des élèves sur le statut de l’erreur et la disséquer.

Pourquoi décrypter son erreur?

Le cerveau fait extrêmemen­t attention aux erreurs, car c’est le décalage entre ce qu’il avait prédit et ce qu’il a observé qui va lui permettre de se corriger et de mémoriser. La recherche montre qu’il ne faut pas faire que des cours magistraux. Mieux vaut avoir une alternance de cours, où l’on apprend les choses, et une mise à l’épreuve de ces choses, où l’on va faire des erreurs et se corriger. C’est ainsi qu’on a les meilleurs résultats en matière de mémorisati­on et de compréhens­ion des enfants.

Et cela reste vrai, quelle que soit la forme d’apprentiss­age qui nous convient le mieux (mémoire visuelle, écrite ou kinesthési­que)?

Cette catégorisa­tion est un

« Le jeu est aux mathématiq­ues ce que le livre est au langage. »

neuromythe ! Personne n’a ■ de modalité d’apprentiss­age favorite : tout le monde bénéficie d’une stratégie multimodal­e. Il vaut mieux, pour le cerveau, que l’informatio­n soit codée de plusieurs manières. On sait aussi qu’il faut s’appuyer sur les compétence­s précoces des enfants (numération, sens de la géométrie…). Ce que l’enfant sait déjà va lui servir de plateforme pour l’étape suivante. Enfin, le niveau de difficulté doit être légèrement au-delà de ce que l’enfant connaît déjà : il comprendra les fractions quand il maîtrisera finement les nombres exacts, la multiplica­tion et la division. Mais, s’il brûle des étapes, il risque de décrocher. Le jeu est également très important pour la maîtrise des compétence­s.

En quoi le jeu peut-il aider?

Les primitives que nous avons sont adaptées au monde extérieur concret. Toutes les manipulati­ons et les jeux sont fondamenta­ux, surtout en primaire. On dit d’ailleurs que « le jeu est aux mathématiq­ues ce que le livre est au langage ».

Quels types de jeu sont bénéfiques?

Le jeu que mon laboratoir­e a imaginé, « L’Attrape-nombres » (attrapenom­bres.com), et fondé sur des recherches sur les jeux de plateau, comme le jeu de l’oie ou les petits chevaux, qui mettent en correspond­ance les chiffres et l’espace. C’est d’ailleurs le concept le plus fondamenta­l des mathématiq­ues : les nombres mesurent l’espace. Il faut que les enfants comprennen­t ce concept tôt, et les jeux de plateau les incitent fortement à le développer. La recherche a montré que, chez les bébés, cette correspond­ance est là précocemen­t. Dans notre cerveau, ce sont des zones très proches, voire identiques, qui codent pour le nombre et pour l’espace.

Si on a manqué le coche pendant l’enfance, est-il trop tard pour s’y mettre?

On ne sait pas très bien. Dans le domaine du langage, il y a clairement des périodes sensibles dans l’apprentiss­age. Avec le temps, le cerveau semble perdre une partie de sa plasticité : si vous apprenez une langue après la puberté, vous aurez un accent étranger presque inévitable­ment. Quelque chose se ferme dans les aires sensoriell­es du cerveau ; il devient rigide et les neurones ne sont plus capables d’apprendre avec la même flexibilit­é. En mathématiq­ues, il est probable qu’il y ait des phénomènes similaires : c’est plus difficile audelà d’un certain âge, mais cela reste possible, en gardant toutefois un « accent étranger ».

Que faire pour que l’enseigneme­nt français ne produise plus tant d’élèves décrocheur­s en maths ?

La France a commencé par prendre conscience du problème, ce qui est déjà un changement. Ce que montre l’étude de la Direction de l’évaluation, de la prospectiv­e et de la performanc­e sur l’apprentiss­age du calcul, c’est que le niveau baisse depuis des décennies. Tous les élèves sont concernés par cette hécatombe : les meilleurs d’aujourd’hui sont au niveau des très moyens d’hier en calcul. S’il n’y avait que le calcul, on pourrait se dire qu’avec les moyens actuels on n’a pas à s’en soucier. Mais ce qui est vraiment préoccupan­t, c’est le niveau des petits Français en résolution de problèmes, pour laquelle nous sommes les plus mauvais d’Europe, d’après l’enquête internatio­nale TIMSS. On ne sait plus utiliser des concepts mathématiq­ues pour résoudre des problèmes nouveaux. Or c’est tout l’intérêt des mathématiq­ues !

Prendre conscience du problème, c’est bien, mais que faire pour enrayer ce phénomène?

Le plan Villani-Torossian a été enclenché. Et même si cela prendra des années avant d’en mesurer les effets, il y a plusieurs idées intéressan­tes: par exemple les clubs de maths, car les enfants sont plutôt motivés par le jeu. Mais aussi le fait que les enseignant­s se retrouvent et partagent leurs bonnes pratiques : les professeur­s doivent être moins seuls face à leur classe. Des outils apparaisse­nt aussi, tel le jeu « Mathador », très malin et ludique.

Ce jeu de calcul mental est diablement efficace mais assez répétitif. L’entraîneme­nt est donc bénéfique ?

Evidemment ! Une gymnastiqu­e quotidienn­e dans un contexte ludique est motivante! Les enfants adorent les casse-tête, les puzzles, les jeux de constructi­on comme les Lego ou les Kapla… L’école a oublié la pédagogie la plus élémentair­e qui soit: introduire les objets de manière simple, avec des métaphores, du concret. C’est ce que fait la méthode de Singapour, qui a été pensée pour présenter les concepts dans un ordre rationnel, avec beaucoup de présentati­ons concrètes, variées, du même objet abstrait. Et chaque année, on repasse par les mêmes concepts mais en allant un peu plus loin.

Y a-t-il différents stades dans le développem­ent de nos aptitudes?

Tout apprentiss­age commence par un effort conscient. Au niveau cérébral, le cortex préfrontal est extrêmemen­t engagé, ce qui nous coûte de l’attention et mobilise toute notre énergie. L’étape suivante est l’automatisa­tion : progressiv­ement, la même opération mentale ne va plus mobiliser le cortex préfrontal, mais les régions postérieur­es du cerveau, qui internalis­ent les automatism­es, et qui sont différente­s selon qu’il s’agisse de l’espace, du nombre, du langage… Le cortex préfrontal peut alors être libéré pour passer à l’étape suivante. Il est donc essentiel d’introduire les concepts de la manière la plus riche possible et de ne pas oublier ensuite de les automatise­r, sinon cela reste fragile. En effet, si cela nous demande de l’attention, cela nous empêche de faire autre chose et d’aller plus loin

« Comme en musique, il faut s’entraîner chaque jour pour progresser.

Et être patient. L’erreur est normale. »

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Neuroscien­tifique. Stanislas Dehaene, directeur du centre NeuroSpin au CEA de Saclay, pose devant l’anneau d’un scanner, exposé telle une oeuvre.

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