La nouvelle vie d’Eric Zemmour
De plus en plus solitaire, le polémiste croit au pire et surveille sa ligne. Portrait d’un obsessionnel qui aimerait débattre avec Emmanuel Macron.
Comme tous les jours, Eric Zemmour a pris le métro puis a marché dans Paris, sans la protection policière, levée depuis plusieurs mois. Ayant atteint l’ascenseur du Figaro, il s’est contenté de salutations brèves. Poli, totalement absorbé, ailleurs. Il ne s’arrête pas devant la machine à café. Il n’en boit pas. Puis le chroniqueur, qui a proclamé l’avantveille que les Français « devront se battre pour leur libération », a rejoint son bureau. Une pièce partagée depuis dix ans avec deux journalistes. Sur sa table, un amoncellement de livres, un ordinateur, dont il se sert comme d’une machine à écrire, peinant même à y faire des recherches sur Internet, et un sac en papier marron. Des fruits. Eric Zemmour, 61 ans, est un obsessionnel. Ce n’est pas parce qu’il a, samedi, invité mille partisans de Marion Maréchal à se battre « contre une armée d’occupation » qu’il va, lundi, renoncer à choisir méticuleusement ses fruits. Dans sa vie de métronome sombre, des obsessions. Dont celle de choisir seul poisson, fromage et fruits. Ceux qui l’ont croisé chez leur primeur, témoignent avoir vu le polémiste chicaner, le front plissé, le maraîcher, voulant s’assurer que la poire serait vraiment mûre dans deux jours et cette pomme, encore ferme dans trois, et ces prunes, pas trop dures ? Elles ont voyagé, vos prunes ? Eric Zemmour n’aime pas les voyages, même pour les prunes.
Il continue de travailler au Figaro Magazine, continue de lire, continue d’écrire – il sort un livre en 2021 –, continue d’annoter, de vérifier, de nourrir sans cesse son absolue certitude que le naufrage de la France est programmé pour demain, voire pour ce soir, et qu’il lui appartient d’en être le prophète, celui dont les cris auront permis l’ultime sursaut. « Nous avons déjeuné ensemble la dernière fois il y a dix-huit mois, raconte Hugues Dewavrin, ancien patron des Jeunes giscardiens et vice-président de la Guilde européenne du Raid. Je m’inquiétais de ses propos, il m’a répondu ne pas y aller encore assez fort, qu’il fallait frapper plus. » « Persuadé que les faits lui donnent raison, il dit des choses de plus en plus alarmantes afin de provoquer un électrochoc qui ne vient pas », analyse Geoffroy Lejeune, directeur de l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Tous disent ses coups de fil fiévreux, passés le samedi matin à la première heure.
Il vient de lire une tribune affligeante autour du Code noir ou du féminisme, il a entendu un propos hallucinant sur la diversité ou l’école et le voilà qui sonne de bonne heure chez ses proches, indifférent à leurs obligations personnelles, pressé de partager sa théorie sur ce qu’il considère comme des inepties suicidaires.
Car dans la vie d’Eric Zemmour il y a surtout, principalement et par-dessus tout, Eric Zemmour et la théorie d’Eric Zemmour. « C’est la personne la plus autocentrée que je connaisse sur Terre! » s’esclaffe un proche. Beaucoup racontent ces moments où soudain l’essayiste, persuadé d’être un authentique génie, déclare tout à trac « n’avoir jamais rencontré quelqu’un de plus intelligent que [lui] ». « Le problème bien connu de l’autodidacte : il s’est refait l’université à lui tout seul », dit Guillaume Durand, qui l’accueillit dans sa matinale de Radio Classique. Il est certain que, s’il fallait chercher les causes de sa mégalomanie triste, son échec par deux fois à l’Ena y figurerait. Il reconnaît avoir mis quinze années à s’en relever, aigri de voir intégré ses condisciples de Sciences po, ces fils de bourgeois qui le toisaient, lui le rejeton d’ambulancier de Montreuil, lui le gosse de
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banlieue, élevé par une mère ■ adorée et souvent seule. Une défaite que le jeune homme, qui lisait les biographies de Napoléon à l’âge de 10 ans, sublime. « Quand il rentre de vacances, il a lu des correspondances de marquises du XVIIIe siècle et celle entre Chardonne et Morand. Il ne débranche jamais », assure encore Geoffroy Lejeune. Des vacances de six semaines, passées dans un hôtel de la Côte d’Azur, où le journaliste, venu avec son épouse, Mylène, et leurs trois grands enfants, se lève tôt, nage des heures, lit dans un transat, joue – bien – au tennis et se passe de déjeuner pour garder la ligne. L’amoureux de risotto et de millefeuille s’est inventé un régime : un sorbet en guise de repas. Là, sous les pins parasols, il croise parfois Nicolas DupontAignan, dont il trouve les enfants mal élevés, ou Anne Méaux, qui le moque pour son machisme rétrograde et l’invite à prendre un verre chez elle. Le temps passant, l’aimable conservateur, incollable sur la vie de Bismarck, auquel il aurait voulu consacrer un roman, s’est cependant mué en un convive difficile. Au Jockey Club, l’écrivain Marin de Viry, ancien communicant de Dominique de Villepin, organise un dîner. Eric Zemmour l’avertit qu’il partira à 22 h 30. A table, l’essayiste parle tout le temps, très fort, très vite, monopolisant la conversation, réduisant au silence l’assemblée, dont un Michel Houellebecq sidéré. Puis, soudain, il regarde sa montre, salue et s’en va au milieu de sa phrase, Cendrillon agrippé à sa discipline.
Histrion inquisiteur. Chez Albin Michel, on observe que ses ventes de livres s’érodent depuis qu’il fréquente ostensiblement le groupe autour de Marion Maréchal et de la revue L’Incorrect. Publié en 2014, « Le suicide français » fut acheté 500 000 fois, « Destin français », sorti en 2018, a plafonné à 128 000 exemplaires vendus. Une cassure. Zemmour soutient ne pas voir le lien entre ses fréquentations politiques et son succès commercial déclinant, et maintient que son discours devant la Convention de la droite, le 28 septembre dernier, fut excellent et qu’il est content de l’avoir fait. Son éditrice depuis dix ans, Lise Boëll, cherche, comme beaucoup, à comprendre ce qui pousse soudain son auteur. Elle rappelle qu’il n’a connu aucun procès pour ses livres : « Dans ses écrits, il n’y a rien qui ressemble à ce qu’il a dit lors de cette tribune. » Comment Zemmour, le conservateur animé – toujours selon son éditrice – d’« une révolte mélancolique », est-il devenu cette triste figure d’histrion inquisiteur communiant devant une salle de militants d’extrême droite chantant « La Marseillaise » ?
Lointaines sont les années 1990, où le jeune auteur publie ses premiers livres chez Grasset. Manuel Carcassonne, aujourd’hui directeur de Stock, est alors marié avec Héloïse d’Ormesson, et l’éditeur éprouve de la sympathie pour le journaliste, « absolument délicieux, souriant, modeste », à tel point qu’il lui propose de le rejoindre un weekend en Suisse, oubliant de préciser qu’ils seront reçus chez ses beaux-parents, Françoise et Jean d’Ormesson. Au dîner
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A table, l’essayiste parle tout le temps, très fort, réduisant au silence l’assemblée, dont un Houellebecq sidéré.