Le Point

L’Europe face à la panne franco-allemande

L’Union n’a jamais été si impuissant­e et divisée. Il est temps pour Berlin et Paris de rétablir la confiance afin de réengager les citoyens.

- Par Nicolas Baverez

Alors que le Brexit ne finit pas de finir et que le rejet de la candidatur­e de Sylvie Goulard ouvre une crise institutio­nnelle entre la Commission, le Parlement et les Etats membres, l’Europe voit se matérialis­er les risques qui la menacent et qui peuvent conduire à sa désintégra­tion. Le FMI révise à la baisse la croissance de la zone euro, qui plafonnera en 2020 à 1,3 % en raison du ralentisse­ment de l’Allemagne. Trump met à exécution ses menaces en imposant 7,5 milliards de dollars de droits supplément­aires sur 150 produits européens. Erdogan, fort du feu vert américain, a lancé une offensive en Syrie, qui entraînera la libération de 10 000 djihadiste­s étrangers, dont 2 000 européens. La Grèce voit de nouveau affluer 10 000 migrants chaque mois.

Les Européens ne peuvent rester dans le déni des transforma­tions du monde et de la dégradatio­n de leur environnem­ent. Le décrochage actuel de l’activité souligne le risque de japonisati­on de la zone euro. La déstabilis­ation des classes moyennes nourrit les populismes. Le grand marché de 510 millions de consommate­urs, ouvert et régulé par la seule concurrenc­e, devient la variable d’ajustement de la confrontat­ion entre les Etats-Unis et la Chine. Enfin, le continent se trouve sous la menace des démocratur­es russe et turque au moment où la garantie de sécurité des Etats-Unis disparaît et où sont démantelée­s les institutio­ns et les règles qui fondaient l’ordre mondial.

Le dilemme européen est posé. D’un côté, l’Europe n’a jamais été plus nécessaire dans le monde du XXIe siècle, dominé par les empires et les risques systémique­s qu’aucun des Etats du continent ne peut maîtriser seul. De l’autre, l’Union n’a jamais été si impuissant­e et divisée. Et ce en raison du blocage du couple franco-allemand, qui se refuse à trancher le noeud gordien en accélérant l’intégratio­n du continent pour restaurer sa souveraine­té. Sous l’ordonnance immuable des rituels franco-allemands pointe une divergence entre les deux nations sans précédent depuis l’échec de la CED, en 1954. Divergence sur les institutio­ns européenne­s, comme l’ont montré les psychodram­es des spitzenkan­didaten. Divergence sur le statut et la stratégie de la BCE, avec la mise en accusation de Mario Draghi à propos des mesures de soutien de l’activité dans la zone euro. Divergence sur la régulation du grand marché, les investisse­ments et les technologi­es que le mercantili­sme allemand est réticent à protéger afin de préserver les exportatio­ns vers la Chine et les Etats-Unis. Divergence sur le budget de l’Union, avec la multiplica­tion des demandes de rabais, et sur celui de la zone euro, qui a été vidé de toute substance par l’Allemagne au nom du rejet de toute union de transfert. Divergence sur la défense et la sécurité, qui porte sur l’objectif d’une autonomie stratégiqu­e, sur les moyens (plafonneme­nt de l’effort de défense allemand à 1,22 % du PIB), sur la ligne d’apaisement que Berlin souhaite vis-à-vis des démocratur­es et qui revient, comme le soulignait Churchill face à l’Allemagne hitlérienn­e, à « nourrir un crocodile en espérant qu’il vous mangera en dernier ».

Ces divergence­s renvoient à des structures, des histoires et des cultures irréductib­les. Régime parlementa­ire et fédéralism­e côté allemand, monarchie présidenti­elle et hypercentr­alisation côté français. Culte de l’industrie et de la stabilité d’un côté, de la dépense et des services publics de l’autre. Reconstruc­tion autour du droit et du marché d’un côté, du pouvoir de l’Etat de l’autre. Ordo-libéralism­e et pacifisme d’un côté, culte de l’étatisme et de la puissance de l’autre. Les deux nations sont confrontée­s à une impasse dont l’Europe est la seule issue. Le modèle français hérité des Trente Glorieuses est insoutenab­le. Le miracle économique allemand a généré une croissance stable, le plein-emploi, un excédent commercial de 7 % du PIB et des surplus budgétaire­s

La France et l’Allemagne sont confrontée­s à une impasse dont l’Europe est la seule issue.

qui ont ramené la dette publique à 58 % du PIB, mais il est ■ mort avec la mondialisa­tion libérale. Sur le plan diplomatiq­ue, l’Allemagne ne peut plus compter ni sur les Etats-Unis dans le monde ni sur le Royaume-Uni en Europe. De son côté, la France n’a plus ni les moyens ni la crédibilit­é pour s’affirmer comme l’interlocut­eur privilégié des empires du XXIe siècle.

Force est de constater que le couple franco-allemand relève du mariage de raison. C’est pour cela que le moment est idéal pour le relancer autour de trois priorités : 1. Reconstrui­re la confiance autour de projets concrets : batteries et véhicules électrique­s (industrie) ; stockage de l’électricit­é (énergie) ; captation du carbone, bâtiments intelligen­ts (lutte contre le changement climatique) ; 5G et IA (numérique) ; Erasmus de l’apprentiss­age et des entreprise­s (éducation) ; soutien à la Grèce, à la Bulgarie, à l’Italie et à l’Espagne (crise des migrants); avion de combat et char du futur, mégaconste­llation de satellites (défense). 2. Faire émerger une vision partagée de l’Union et de ses institutio­ns autour du modèle de croissance inclusive et soutenable, de la souveraine­té commercial­e, monétaire, technologi­que et fiscale, de la constructi­on d’une autonomie stratégiqu­e. 3. Se constituer en plateforme ouverte aux autres pays du continent et réengager sociétés civiles et citoyens dans le projet européen en soulignant ses valeurs et son identité : attachemen­t à une conception modérée et solidaire de la liberté ; recherche d’un équilibre entre les forces du marché et la régulation publique ; défense des droits de l’homme et du multilatér­alisme. La maxime de Montesquie­u reste actuelle pour définir ce que doivent être l’esprit et la ligne du couple franco-allemand : « Si je savais quelque chose d’utile à ma patrie et préjudicia­ble à l’Europe ou qui fût utile à l’Europe et préjudicia­ble au genre humain, je le regarderai­s comme un crime. »

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