Les éditoriaux de Pierre-Antoine Delhommais, Nicolas Baverez, Jean-François Bouvet
Accusé de mener une politique qui casse le modèle social, le président est pourtant loin d’appliquer ce qu’on lui reproche.
Une petite devinette pour commencer : qui a tenu ces propos ? « Cette économie de marché dans laquelle nous vivons est de moins en moins sociale. Quelque chose ne fonctionne plus dans ce capitalisme qui profite de plus en plus à quelques-uns (…), ce capitalisme devenu fou. » Le pape François? Non. Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon? Non plus. C’est Emmanuel Macron, lors d’un discours prononcé, le 10 juin, à l’occasion du 100e anniversaire de l’OIT. Quelques mois auparavant, le chef de l’Etat s’en était déjà pris, à la surprise générale, à cette «Europe ouverte à tous les vents», à « cette Europe ultralibérale qui ne permet plus aux classes moyennes de bien vivre». Dans nos colonnes, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, est allé plus loin encore dans sa critique du « système », estimant « le capitalisme dans une impasse. Il a conduit à la destruction des ressources naturelles, à la croissance des inégalités et à la montée des régimes autoritaires. Son changement est indispensable ».
Voilà pour les discours, dont on pourrait se dire qu’ils ne sont justement que des discours, que des paroles destinées à caresser dans le sens du poil des Français plus hostiles à la mondialisation libérale – d’après les enquêtes internationales – que tous les autres peuples. Il y a les faits. Lors du G7 de Biarritz, fin août, Emmanuel Macron a fait sensation en dénonçant le traité de libre-échange négocié entre l’Union européenne et le Mercosur – traité auquel il avait jusqu’alors apporté son soutien –, mettant en garde contre « les tentations néoprotectionnistes ».
Sur le front intérieur, la crise des gilets jaunes a eu raison des velléités économiques libérales du président. D’une part, avec l’octroi d’une vingtaine de milliards d’euros d’argent public empruntés pour vider les ronds-points de leurs occupants, d’autre part, avec le renoncement officiel à sa promesse de campagne de supprimer 120 000 postes de fonctionnaires, laquelle paraissait pourtant modeste en comparaison des 300 000 suppressions prévues par Alain Juppé et des 500 000 de François Fillon.
Bien sûr, une politique économique libérale ne se résume pas à réduire le niveau des dépenses publiques ni à diminuer le nombre de fonctionnaires, mais ces deux critères restent quand même les meilleurs marqueurs d’une politique visant à réduire le poids de l’Etat dans l’économie d’un pays au profit du secteur privé. A cet égard, les chiffres contenus dans la loi de finances pour 2020 sont éloquents : suppression de seulement 47 postes dans la fonction publique d’Etat et augmentation de 1,48 milliard d’euros de sa masse salariale (hors pensions) ; hausse de 5,1 milliards d’euros (+ 1,9 %), à 268 milliards d’euros, des dépenses « pilotables » de l’Etat. Quant au trou de la Sécurité sociale, il va, sous l’effet des mesures décidées en faveur du pouvoir d’achat, se creuser de 5,1 milliards d’euros l’année prochaine.
Il faut avoir une imagination débordante ou faire preuve d’une dose élevée de mauvaise foi, ou les deux en même temps, pour continuer à affirmer qu’Emmanuel Macron mène une politique ultralibérale qui « casse » le modèle social hérité du Conseil national de la Résistance. De ce président censé être «social-libé
Emmanuel Macron n’est-il pas, comme tous ses prédécesseurs, grisé par la toute-puissance de l’Etat dans notre pays ?
ral » on a beaucoup plus vu le côté social que le côté libéral, lui qui n’a pas seulement renoncé à réduire les dépenses publiques, mais aussi à toucher aux trente-cinq heures ou encore à remettre en question le régime de retraite par répartition.
On peut toujours dire que c’est sous la contrainte, forte, de l’opinion publique qu’il mène à contrecoeur, presque « à l’insu de son plein gré », une politique économique keynésienne qui se montre aussi peu soucieuse des déficits et de la dette. Mais on peut aussi se demander si le « libéral » Emmanuel Macron n’est pas finalement, comme tous ses prédécesseurs, de gauche comme de droite, grisé par l’omniprésence et la toute-puissance de l’Etat dans notre pays, avec la tentation de régler, de l’Elysée, grâce à son intelligence supérieure, dans un interventionnisme tous azimuts et avec le chéquier du Trésor public, tous les problèmes qui se posent. Poussé il est vrai en cela par des Français qui demandent tout à l’Etat et plus précisément à son chef, d’ailleurs souvent tout et son contraire, de lutter à la fois contre le réchauffement climatique et contre la hausse du prix des carburants.
Le président est bien moins l’héritier de Margaret Thatcher que de Jacques Chirac, aux convictions économiques incertaines, qui abandonna très vite ses projets de réformes sous la pression de la rue, qui fit certes beaucoup pour la Corrèze mais bien peu pour moderniser l’économie française et l’adapter à la nouvelle donne de la mondialisation. Le souci est que, si la politique économique qu’Emmanuel Macron mène depuis son élection n’est guère plus libérale que ne l’était celle de François Hollande, les Français sont en grande majorité intimement persuadés du contraire. En incarnant faussement la figure du libéralisme économique, en donnant l’illusion que notre pays l’expérimente pour la première fois depuis trente ans, Emmanuel Macron risque d’en être aussi le fossoyeur
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