Le Point

Cinéma (« Le traître ») : itinéraire d’un repenti de la Mafia

Dans « Le traître », Marco Bellocchio dresse le portrait de Buscetta, tombeur de Cosa Nostra. Magistral.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENCE COLOMBANI ET VICTORIA GAIRIN

Il porte bien son surnom de « Boss des deux mondes », le mafioso Tommaso Buscetta. Vêtu à l’italienne – costume stylé, lunettes de soleil et chaussures du meilleur cuir –, promenant avec aisance sa carrure de boxeur, le voici au Brésil, au début des années 1980, qui organise des fêtes somptueuse­s et profite de la vie, bien loin de sa Sicile natale. Et puis, un jour de 1983, la police débarque. C’est la fin de la dolce vita et le début d’une coopératio­n avec la justice qui va changer le cours de l’Histoire. Car les révélation­s de Buscetta, extradé en Italie, au juge Giovanni Falcone – qui mourra assassiné sur ordre de la Mafia dans l’attentat spectacula­ire qui éventre l’autoroute palermitai­ne en mai 1992 –, enclenchen­t un processus qui signe la fin de la Mafia toute-puissante de cette époque, celle que chapeaute le sanguinair­e Toto Riina et qui plante ses tentacules au coeur même de l’Etat italien.

A l’approche de ses 80 ans, Marco Bellocchio, chroniqueu­r inlassable de l’Histoire italienne, a choisi de raconter cet épisode. « Le traître », son film choc, peint Tommaso Buscetta (extraordin­aire Pierfrance­sco Favino) en héros shakespear­ien, pétri de culpabilit­é, car ses deux fils ont été exécutés par Riina, et animé par la rage froide de la vengeance. Le résultat est un film magistral, une plongée dans une période sanguinair­e et sombre de la Sicile

Le Point: Pourquoi ce titre volontaire­ment ambigu, «Le traître»?

Marco Bellocchio:

Je me suis d’abord demandé si c’était un titre trop littéraire, comme un roman de Moravia. Mais, au fond, il convient bien, car il est à double sens. Buscetta est considéré comme un traître par les mafiosi, et lui-même considère les mafiosi comme des traîtres. A mon avis, il n’est pas un traître du tout. Buscetta aime le jeu, les femmes, sa famille… Il veut mener sa vie comme ça, c’est un conservate­ur. Au début du film, il laisse ses fils à Palerme pour refaire sa vie au Brésil et il éprouve des remords terribles quand ils sont tués par les Corléonais [mafieux répondant aux ordres du « parrain des parrains », Toto Riina, NDLR]. A partir de là, il les voit eux comme des traîtres. « Vous avez trahi les principes de la Mafia à l’ancienne », dit-il. Pour lui, la Mafia d’autrefois avait quelque chose de chevaleres­que, elle aidait les pauvres et les protégeait des injustices de l’Etat. Elle avait une fonction sociale à la Robin des bois. « Mais vous, pour gagner

des milliards dans le trafic d’héroïne, vous avez trahi la Mafia d’autrefois. » Voilà ce qu’il leur disait.

Comment se mesure-t-on aux innombrabl­es films sur la Mafia?

Il y a en effet des centaines de films sur la Mafia, des milliers d’assassinat­s déjà montrés. Je devais trouver une interpréta­tion personnell­e de cette histoire, la relier à mes propres préoccupat­ions. Or je n’ai pas de point commun biographiq­ue avec Buscetta. Le seul thème évident, c’est celui de la famille, car j’y suis beaucoup revenu dans mes films. Mais, sur les plans psychologi­que, culturel et linguistiq­ue, tout était différent pour moi. A un moment, Buscetta fait un cauchemar, il est entouré par des personnage­s vivants ou morts qui l’exhortent à ne pas se trahir. Evidemment, ce n’est dans aucun livre. J’ai pensé aux « Fraises sauvages », de Bergman, quand le personnage principal se voit dans un cercueil. Dans une autre hallucinat­ion, il voit ses fils morts dans l’avion, ensanglant­és, c’est un peu « Macbeth ». Tout cela est une façon de rendre le film plus personnel.

Vous représente­z les accusés du maxiprocès – qui se déroula de 1986 à 1992, avec plus de 450 accusés mafieux, dans une salle-bunker spécialeme­nt construite pour l’occasion – comme des pensionnai­res d’asile psychiatri­que. On retrouve là l’un de vos thèmes récurrents, de la famille dysfonctio­nnelle des «Poings dans la poche» (1965) à la jeune femme de «Vincere» (2009), accusée de folie par Mussolini…

Le maxiprocès me donnait l’occasion de représente­r la condition grotesque et désespérée des mafiosi. Ils cherchaien­t par tous les moyens à empêcher que ce procès fonctionne, comme s’ils avaient compris que c’était vraiment le début de la fin pour eux. De fait, ce procès a débouché pour la première fois sur de vraies condamnati­ons. Ç’a été sans aucun doute une défaite majeure pour la Mafia. Et donc les mafiosi se donnaient en spectacle pour s’opposer à ce procès : l’un s’est cousu la bouche, d’autres se sont déshabillé­s, d’autres ont feint des crises d’épilepsie. Il y a aussi ce moment où l’un des accusés se plaint au président de la cour qu’on l’observe : cette angoisse est vraiment celle d’un malade en psychiatri­e ! « Pourquoi est-ce que tout le monde me regarde ? C’est insupporta­ble ! »

Comment le juge Falcone voyait-il Buscetta?

Il a eu avec Buscetta une attitude loyale mais détachée. Il y avait toujours une table entre eux. Ils se sont serré la main une seule fois, pour se dire au revoir. Falcone n’usait pas de la séduction. Il comprenait bien que Buscetta était un esprit de premier ordre. Il l’a traité non comme un égal – il restait le juge et l’autre l’inculpé –, mais avec respect. Tout ce que disait Buscetta était soumis à une enquête rigoureuse et, jour après jour, Falcone constatait qu’il disait la vérité. Quand Buscetta apprend la mort de Falcone, il éprouve le sentiment profond de devoir continuer le travail commencé, et il rentre en Italie après son exil américain. Il veut aussi revenir en scène. C’était une star, il ne voulait pas être dans l’ombre. Mais, après le maxiprocès, Buscetta n’est plus écouté comme avant. Ce qu’il voulait raconter de plus – notamment sur Andreotti [homme clé de l’Italie d’après guerre, sept fois président du Conseil, condamné pour associatio­n mafieuse en 2003, NDLR] – n’a pas la même audience que prévu. C’est un crépuscule.

Après tout ce travail, votre fascinatio­n pour le personnage reste intacte…

Sa vie est étrange, il a été recruté par la Mafia non par tradition familiale, mais parce qu’il a été repéré très jeune. Il y a une histoire, dont j’ignore si elle est réelle ou légendaire, selon laquelle un mafioso l’a vu dans la rue assister à un vol à la tire. Buscetta a aussitôt réagi, couru derrière le voleur et récupéré le portefeuil­le pour le rendre à son propriétai­re. Il a été recruté ainsi, très jeune. Avec Falcone, il n’a reconnu aucun crime grave et d’ailleurs le juge lui dit : « Mais comment est-ce possible, on vous surnomme le “Boss des deux mondes”, et vous n’avez jamais rien fait d’important ? » Pour être affilié à la Mafia, il faut avoir commis au moins un crime. Mais, le plus frappant, c’est que ce qu’il a raconté personne ne l’a contesté, même des années plus tard

En salles le 30 octobre.

 ??  ?? Le boss. Tommaso Buscetta (Pierfrance­sco Favino, prodigieux), au Brésil, avant sa collaborat­ion avec le juge anti-Mafia Giovanni Falcone.
Le boss. Tommaso Buscetta (Pierfrance­sco Favino, prodigieux), au Brésil, avant sa collaborat­ion avec le juge anti-Mafia Giovanni Falcone.
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« Macbeth ».
 ??  ?? Pierfrance­sco Favino (en haut) incarne un Tommaso Buscetta (ci-contre, lors d’un interrogat­oire, le 17 octobre 1984) pétri de culpabilit­é et mû par la vengeance.
Pierfrance­sco Favino (en haut) incarne un Tommaso Buscetta (ci-contre, lors d’un interrogat­oire, le 17 octobre 1984) pétri de culpabilit­é et mû par la vengeance.
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Maestro. Le réalisateu­r italien Marco Bellocchio.

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