Yves Bréchet : touche pas à mon nucléaire !
L’ancien haut-commissaire à l’énergie atomique alerte sur l’avenir de ce « fleuron » de l’industrie française, aujourd’hui victime de l’idéologie comme du déclin de l’Etat stratège.
Yves Bréchet, haut-commissaire à l’énergie atomique de 2012 à 2018, a longtemps appliqué le principe de Jean-Pierre Chevènement : un serviteur de l’Etat, « ça démissionne ou ça ferme sa gueule ». Mais, aujourd’hui, le polytechnicien, membre de l’Académie des sciences et président du conseil scientifique de Framatome, a retrouvé sa liberté de parole. Dans un entretien tonitruant – « qui n’engage que moi » –, l’ingénieur lance un cri d’alarme sur l’avenir du nucléaire en France et déplore les idées reçues qui prolifèrent sur cette filière, alimentées par l’idéologie comme par l’absence de culture scientifique dans les médias. Plus généralement, il alerte sur la fin de l’Etat stratège, capable d’avoir une vision sur le long terme. La faute, dit-il, à des élites qui ne savent plus ce qu’est l’industrie et ne se soucient plus que de faire des coups de com. Pourtant, entre le réchauffement climatique et la guerre économique, il y a urgence… ■
Le Point : Nouveau dépassement de budget de 1,5 milliard d’euros pour l’EPR de Flamanville, arrêt du projet Astrid… La filière du nucléaire est-elle en mauvaise posture ?
Yves Bréchet : En France, le nucléaire a des difficultés, c’estvrai.Maisconnaissez-vousunefilièreindustrielle ■
qui n’en aurait pas quand son principal client, l’Etat, ■ ne sait pas ou n’ose plus dire ce qu’il veut et que l’on s’évertue à rendre le nucléaire honteux ? Dans les médias, on parle ainsi de manière obsessionnelle des déboires du nucléaire, on tresse des lauriers à ses concurrents énergétiques et on accumule des contrevérités sur les déchets, sans jamais se soucier de vérifier ces informations. Je ne connais pas beaucoup de filières industrielles qui pourraient survivre à ça. Il ne s’agit pas de dire que tout va bien. Aujourd’hui, l’industrie a du mal à se remettre en marche après vingt ans sans avoir eu de grands projets. Ce n’est pas la même chose d’entretenir un parc nucléaire et d’en construire un nouveau. Dans les années 1970, l’industrie nucléaire construisait cinq centrales par an. A l’époque aussi, les débuts étaient compliqués, mais on était alors capable de mobiliser des capacités industrielles de haute valeur pour une mission qui était claire et durable.
C’est ce qui explique pourquoi la Chine construit des EPR alors que nous accumulons les difficultés ?
Les deux EPR de Taishan, construits en partenariat avec la France, ont eu des surcoûts de 50 %, liés à l’augmentation du prix de la main-d’oeuvre chinoise. Mais les surcoûts des EPR en Europe, comme à Flamanville, n’ont rien à voir avec cela, ils sont dus à une accumulation de bourdes. Dans le premier projet de Flamanville, il y avait par exemple 17 largeurs de porte différentes. Vous imaginez ça chez Ikea ? Quand vous n’avez plus construit de chantier depuis vingt ans, il faut réapprendre. Ces déboires sont la conséquence de la perte de compétences industrielles. Le nucléaire n’est que la partie émergée de l’iceberg. Nous avons complètement détruit notre industrie depuis trente ans. Dans les ministères, ils ont ainsi oublié que fabriquer des choses ce n’est pas juste concevoir des applis pour votre iPhone. Mais la situation pour le nucléaire n’est pas désespérée, si on en prend conscience ! Et, pour cela, il faut une ligne de conduite claire avec des réglementations qui ne changent pas tous les six mois au fil de la construction, ainsi qu’une vision sur plusieurs années.
Que pensez-vous de la lettre envoyée au président d’EDF par le gouvernement, qui évoque la construction de six EPR ?
Si c’est vrai, c’est une lueur d’espoir – et un courage politique. On ne peut avoir une industrie fiable et rentable que si elle a une perspective et qu’on standardise les nouvelles centrales. Mais j’attends de voir les actes suivre les discours, car j’ai l’habitude des manoeuvres de jésuite autour du nucléaire…
Sommes-nous passés d’un pays capable de grands projets industriels à une vision à court terme ?
Nous assistons à la lente dégradation de l’Etat stratège. La capacité de l’Etat à mener une vision à long terme se délite, alors qu’en même temps il bavarde de plus en plus. Bien sûr, l’Etat ne peut pas être stratège en tout. A titre personnel, cela ne me dérange pas que les avions fassent des vols privés. Mais l’énergie, comme la santé, ce n’est pas n’importe quoi. L’énergie nécessite de se projeter dans trente ans, car il n’y a pas de retour sur investissement immédiat. Nous sommes par exemple dans un pays où 90 % de l’électricité [nucléaire + hydraulique] dépend des turbines, et on vend ces turbines conçues par Alstom à une entreprise américaine, General Electric. En apprenant cela, l’ingénieur et citoyen que je suis est tombé de sa chaise. On a longtemps reproché à l’Etat français de s’appuyer sur des élites techniques [Polytechnique] et administratives [l’Ena]. Mais songez que, de 1947 à 1965, Louis Armand, père de la SNCF et d’Euratom, donnait un cours fabuleux sur les technologies de l’industrie française à l’Ena. Ces élites avaient au moins conscience des compétences qui leur manquaient ! Robert Dautray, qui a travaillé sur la bombe H, me confiait que, quand on sortait du corps des Mines, c’était un honneur d’aller d’abord dans les mines. On n’aurait pas confié des missions de conseil à ces élites avant qu’elles n’aient fait leurs armes sur des sujets concrets. Aujourd’hui, de jeunes gens frais émoulus donnent des conseils dans des domaines qu’ils ne connaissent pas, essentiellement pour remplir leur carnet d’adresses. Je le sais, car je suis un pur produit du système. La génération qui a construit le parc nucléaire français a aussi élaboré le TGV ou la filière aéronautique. Elle savait qu’il fallait reconstruire le pays et assurer sa souveraineté à la suite des chocs pétroliers, alors que nos élites actuelles n’ont plus qu’à construire leur carrière.
Aucun membre du gouvernement ne trouve-t-il grâce à vos yeux ?
Agnès Buzyn est l’une des rares ministres compétentes et courageuses. Il faut la mettre sous cloche pour la préserver ! Sinon, si vous cherchez une réflexion un peu construite sur l’industrie chez les politiques, il faut aller voir Jean-Pierre Chevènement. C’est quand même inquiétant que, dans un pays comme la France, ce soit un octogénaire qui ait la vision la plus claire sur l’énergie. Je précise que je ne suis pas politiquement proche de lui.
Pourtant, avec le réchauffement climatique, il y a urgence…
L’urgence climatique n’autorise pas les effets de manches. Et nous sommes en plus dans une guerre économique qui a succédé à la guerre froide. Dans cette configuration, on a plus que jamais besoin d’un Etat stratège. La problématique est de décarboner notre énergie. Mais, aujourd’hui, on s’évertue à décarboner une électricité déjà décarbonée ! Remplacer le nucléaire décarboné par les énergies renouvelables ne réduit en rien le dioxyde de carbone. L’Allemagne avait 20 % de nucléaire, mais a décidé d’en sortir, rouvrant ainsi ses usines
« La capacité de l’Etat à mener une vision à long terme se délite, alors qu’en même temps il bavarde de plus en plus. »
à charbon, sans parler des milliards par an que coûte cette transition énergétique. Vous pensez que la France peut se permettre d’investir 1 200 milliards d’euros dans un parc de production éolien avec des turbines à gaz pour pallier les absences de vent quinze jours par an ? Tout ça sans aucune diminution des gaz à effet de serre ? C’est autant d’argent qui n’ira pas dans la rénovation du bâtiment et dans l’électrification des transports.
Les coûts de l’éolien ne sont-ils pas aujourd’hui moins élevés que ceux du nucléaire ?
L’EPR coûte cher et nécessite des délais. A supposer qu’il coûte 13 milliards – ce qui est bien trop cher –, il faut cependant avoir conscience qu’il va durer soixante ans. Il produira 600 millions de mégawattheures et rapportera près de 60 milliards d’euros. Non seulement nous sommes myopes en ne voyant plus le long terme, mais nous avons aussi des verres déformants. Le prix au pied de l’éolienne est certes légèrement moins élevé que celui du nucléaire, mais les éoliennes ont une durée de vie deux ou trois fois plus courte et fonctionnent un tiers du temps, ce qui multiplie le prix par cinq ou six. Et je ne vous parle pas des problèmes de stabilité du réseau.
Regrettez-vous l’abandon du projet Astrid, prototype de réacteur de quatrième génération ?
Le nucléaire est une énergie qui consomme une matière inutile, l’uranium, et qui, en plus, la consomme mal. Il crée ainsi des déchets à longue durée de vie dont le plus problématique est le plutonium [90 % des déchets à vie longue]. L’uranium appauvri laisse 300 000 tonnes de déchets qui ne sont pas nocifs, mais inutiles. L’idée des réacteurs à neutrons rapides, dont Astrid devait être le démonstrateur, c’est de transformer le plutonium et l’uranium appauvri en combustible : on multiplie par 50 les réserves uranifères et on divise par 10 les déchets à longue durée de vie. C’est la technologie industrielle la plus mature pour fermer le cycle, c’est-à-dire aboutir à un recyclage complet des matières. Arrêter Astrid, c’est nous priver de la souveraineté en matière de ressources. Ce n’est pas un hasard si de grandes nations comme la Chine, mais aussi Bill Gates, financent d’importants travaux de recherche sur ces réacteurs à neutrons rapides. En France, c’est un summum d’hypocrisie, car on nous dit que les études papier vont continuer et qu’un jour on saura faire, comme par magie. Mais les gens qui prennent ces décisions n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une industrie ! Ce n’est pas le même métier que de faire des fusions-acquisitions dans une banque, si vous voyez ce que je veux dire…
« Remplacer le nucléaire décarboné par les énergies renouvelables ne réduit en rien le dioxyde de carbone. »
Comment expliquez-vous les incompréhensions sur le nucléaire ? Selon un récent sondage BVA, 69 % des Français pensent que le nucléaire participe à la production de gaz à effet de serre.
Le nucléaire rejette 200 fois moins de dioxyde de carbone que le charbon, soit 100 fois moins que le gaz et autant que l’éolien. Même le Giec a rappelé, dans son rapport de 2018, qu’on ne fera pas l’économie du nucléaire. Par ailleurs, on sait parfaitement démanteler des centrales en fin de vie : plus de 40 d’entre elles ont été rendues « au vert » dans le monde. Si on n’arrive pas à achever le démantèlement de celle de Brennilis, c’est pour des raisons d’obstruction juridique ! On sait aussi parfaitement gérer les déchets nucléaires par vitrification puis entreposage géologique profond en sous-sol argileux. Et pourtant, on nous sert de la désinformation ad nauseam, selon le principe d’Herriot qui explique qu’un mensonge qui a longtemps servi devient une vérité. Ce qui est choquant, ce ne sont pas tant les contrevérités propagées par les associations antinucléaire et véhiculées par les médias que le fait que l’Etat s’en désintéresse. Après un tel sondage, le gouvernement aurait dû réagir pour rappeler que le nucléaire ne contribue pas au réchauffement climatique. Mais nos responsables préfèrent acheter la paix dans les dîners mondains plutôt que de remplir leur devoir d’information. Dans une démocratie, le vrai poison est le mensonge toléré et, dans le cas du nucléaire, c’est presque un mensonge instrumentalisé
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