François-Xavier Fauvelle : un historien contre les poncifs sur l’Afrique
Titulaire de la première chaire d’histoire des mondes africains au Collège de France, François-Xavier Fauvelle épingle les clichés sur le continent comme les idéologies identitaires.
Il y a trois ans, l’écrivain Alain Mabanckou obtenait la chaire annuelle de création artistique du Collège de France, marquant l’entrée de l’Afrique dans l’institution créée en 1530, à une époque où l’écrivain rappelait qu’il n’aurait été qu’un « captif ». L’an dernier, la chaire Mondes francophones était attribuée à Yanick Lahens, écrivaine venue d’Haïti, pays dont l’histoire révolutionnaire est indissociable de celle des mondes noirs. Ces jours-ci, la première chaire pérenne Histoire et archéologie des mondes africains vient d’être inaugurée par François-Xavier Fauvelle, âgé de 51 ans. Le résultat d’une longue querelle de clochers qui a vu sa candidature combattue par les tenants d’un courant africain encore marqué par la décolonisation et le tiers-mondisme.
Après que certains penseurs africains – comme Souleymane Bachir Diagne ou son compatriote historien Ibrahima Thioub, qui a préféré se consacrer à son pays, le Sénégal – ont décliné une première chaire consacrée à l’Afrique contemporaine, François-Xavier Fauvelle triomphe en obtenant ce poste au champ redéfini, et ce avec le soutien en interne de Patrick Boucheron, directeur de l’ « Histoire mondiale de la France ».
L’itinéraire vers l’Afrique de ce philosophe de formation commence par sa lecture critique de l’oeuvre de l’historien le plus célèbre du continent, Cheikh Anta Diop (1923-1986), dont les travaux et le livre
« Antériorité des civilisations nègres » ont affirmé l’africanité de l’Egypte. Avec ce penseur iconoclaste, l’Afrique trouvait ses lettres de noblesse historique, mais ses thèses contestées ont fait l’objet d’empoignades idéologiques. Fauvelle laisse dire, semblant avoir réglé la question. Il n’a d’ailleurs pas cité Cheikh Anta Diop dans sa leçon inaugurale, pas davantage que le Burkinabé Joseph Ki-Zerbo, père de l’entreprise fondatrice au long cours portée par l’Unesco et auteur de l’« Histoire de l’Afrique noire », préférant s’en référer aux philosophes congolais Valentin Mudimbé et Camerounais Achille Mbembé. Il ne s’encombre pas non plus de la question de l’attribution à un Africain, ou non, de cette chaire. Le chercheur, pur produit de Paris-I, se montre d’abord soucieux, dans ses cours du Collège comme par ses ouvrages de vulgarisation tels que « Le rhinocéros d’or », « L’Afrique ancienne », qu’il a dirigée (Belin), ou le tout récent «Atlas historique de l’Afrique» (Autrement), de diffuser largement les savoirs sur un continent ignoré, meurtri par l’esclavage et la colonisation, et encore regardé de loin et de haut, si ce n’est avec mépris ou méconnaissance. Plus il l’étudie, plus Fauvelle vérifie à quel point l’histoire de l’Afrique donne à réfléchir au Vieux Continent. De quoi apprendre à décentrer les regards
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Le Point: Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour créer au Collège de France une chaire pérenne Histoire et archéologie des mondes africains? François-Xavier Fauvelle : On a envie de penser à des résistances qui s’expriment dans la société française sous la forme d’un déni d’histoire, enraciné dans notre passé colonial et esclavagiste. Mais il y a une autre raison, l’histoire multiforme de l’Afrique. Ce continent, qui offre une exceptionnelle diversité des sociétés et des civilisations, se laisse difficilement appréhender par spécialité. L’Egypte, la Mésopotamie, la Chine ou le Japon ont des aires de civilisation identifiables. Les réalités africaines sont plus mouvantes, moins saisissables. Les dernières décennies qui ont suivi les indépendances ont vu prospérer un courant d’influence tiers-mondiste qui remet l’Afrique au coeur du monde et de ses études…
Et qui s’est développé en réaction à ce silence forcé des sociétés contemporaines, à ce déni d’historicité, mais avec un contenu idéologique contraire, consistant à affirmer n’importe quel passé. C’est ce qu’on appelle l’afrocentrisme, qui a promu l’histoire africaine comme une excroissance de l’histoire égyptienne : les Egyptiens étaient des Noirs. Par refus de l’eurocentrisme, cet égyptocentrisme réduit considérablement l’intérêt de l’histoire africaine, qui a souffert de cette idéologie réparatrice. J’avais consacré mon master à l’oeuvre fondatrice de cet afrocentrisme, « Nations
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nègres et culture », de Cheikh Anta Diop (1954), et ■ mon premier livre, paru en 1996, fut une critique de l’idéologie de Diop.
Le succès remporté par votre livre «Le rhinocéros d’or», traduit dans une dizaine de langues, sur le Moyen Age de l’Afrique, est-il le signe d’un nouvel intérêt?
Je pense qu’il y a un désir d’histoire africaine dans notre société, et pas seulement de la part des afrodescendants. Il faut y répondre en apportant de véritables connaissances, sinon ce serait laisser la porte ouverte, d’un côté à la violence du déni, de l’autre aux idéologies identitaires. L’historien ne peut pas rester dans sa tour d’ivoire, il répond aussi à une demande sociale. Face à ce besoin d’Afrique, cela ne me choque pas qu’on demande que son histoire soit plus présente dans les manuels, sans pour autant diluer l’originalité de l’histoire française ou européenne.
Certains s’étonnent que le titulaire de cette première chaire ne soit pas un Africain…
Je n’ignore pas qu’il y a une hypersensibilité à ces questions d’identité et de couleur de peau. Mais pourquoi pose-t-on la question à propos de l’Afrique ? Le spécialiste médiéval de l’Italie ou de la Mésopotamie au Collège de France doit-il être italien ou irakien ? Bien sûr, la surreprésentation des Européens et des Américains au sein des études africaines, leur embourgeoisement sont indéniables, et la sous-représentation des Africains dans la conversation académique est préjudiciable. Mais le déséquilibre vient de plus loin. Le scandale n’est pas la couleur de ma peau, mais qu’il y ait aussi peu de Noirs pour enseigner d’autres disciplines du Collège de France. Cela dit, j’ai d’excellents collègues à Johannesburg, au Ghana, au Nigeria, au Togo ou en Côte d’Ivoire. Si l’investissement dans la recherche, et notamment la coûteuse archéologie, n’est pas aussi important qu’en Occident, le continent a ses pôles d’excellence et les savoirs circulent. Mon séminaire au Collège en témoignera.
Au-delà de cette diversité sociale, politique, artistique, soulignée dans votre leçon, pourquoi arrive-t-on si mal à embrasser l’histoire de l’Afrique?
Comparons-la avec l’histoire de l’Eurasie. On pourrait résumer celle-ci à un rouleau compresseur évolutionniste. A l’expansion des sociétés d’agriculteurs-producteurs au détriment des chasseurs-cueilleurs ont succédé les différents âges des métaux puis diverses formes étatiques dans la période, qui ont elles-mêmes donné lieu à l’émergence d’Etats rivaux. Cet enchaînement dessine une ligne claire. En Afrique, toutes ces révolutions ont eu lieu, mais n’ont jamais été exclusives. Le royaume du Mali a cohabité avec des sociétés nomades pastorales – peules, par exemple – et les chasseurs-cueilleurs pygmées n’ont pas disparu au voisinage du royaume Kongo, qui était pourtant au XVe siècle un royaume frère du Portugal, ces différents états de société se retrouvant en interaction. Ces multiples coexistences brouillent nos repères européens, de même que la technologie, qui n’est pas aussi clairement datable comme dans les fouilles pratiquées en Europe. Or on continue de penser avec nos critères.
Autre difficulté: la mosaïque d’empires, les discontinuités de connexions commerciales et politiques au fil des siècles…
Voilà pourquoi il convient de procéder par zones, par blocs géographiques – Afrique australe, Afrique sahélienne, Corne de l’Afrique. Dans cette dernière région, par exemple, le royaume chrétien qui a subsisté jusqu’au XXe siècle était entouré au Moyen Age par des sultanats musulmans. On peut parvenir à fixer une ossature chronologique commune qui facilite l’apprentissage. Pour ma part, j’ai décidé d’axer mon cours au Collège autour de plusieurs mondes africains médiévaux qui ne se connaissent pas forcément, mais qui partagent la même destinée. Ils sont connectés à l’Islam, à la chrétienté, aux échanges internationaux. C’est le royaume du Mali du XIVe siècle, le royaume chrétien éthiopien, les cités-Etats swahilies, qui s’étendent du sud de la Somalie au nord du Mozambique et jusqu’aux Comores. Dans ces dernières, on commerce les uns avec les autres, mais aussi avec les pays arabes et l’océan Indien. Dans l’Ethiopie, qui conserve l’extraordinaire sanctuaire des onze églises rupestres de Lalibela, on a le sentiment d’appartenir à une communauté chrétienne globale. On fait le pèlerinage jusqu’à Rome ou Jérusalem. Au Mali, on fait celui de La Mecque, et les élites musulmanes locales commercent et parlent arabe avec les Maghrébins.
Parmi les clichés charriés par l’histoire de l’Afrique, il y a la notion de «berceau de l’humanité». En quoi est-elle gênante?
Précisons que l’Afrique fut à plusieurs reprises le « berceau ». D’abord des hominidés, les grands primates, puis des homininés, sous-ensemble des grands singes à laquelle appartiennent le genre humain ainsi que d’autres genres éteints, enfin de l’Homo sapiens, il y a plus de cent mille ans. Que raconte-t-on ? Une saga planétaire où l’homme moderne serait sorti de l’Afrique pour aller peupler la Terre. L’histoire ne commencerait, ne deviendrait intéressante qu’avec ce mouvement. C’est oublier que l’homme moderne est demeuré aussi en Afrique, que le réservoir ne s’est pas vidé intégralement. Cette sortie anticiperait en quelque sorte la
« Le scandale n’est pas la couleur de ma peau, mais qu’il y ait aussi peu de Noirs pour enseigner d’autres disciplines du Collège. »
du Sud, ayant eu un effet dans la société. Mais d’autres formes d’affiliation existent – nationales, transnationales, linguistiques, religieuses…
« On a donné de l’Afrique l’image d’un Meccano ethnique, d’un puzzle de pièces bariolées qui nous encombre aussi dans les musées. »
Vous avez évoqué dans votre leçon la croyance à une Afrique de l’oralité.
On croit en effet qu’il suffit de tendre un micro à un vieil homme pour qu’il se mette à raconter l’histoire qui a eu lieu. Certes, l’oralité existe avec des traditions orales travaillées, transmettant l’histoire officielle, mais on n’a pas le droit d’être naïf. J’ai voulu insister sur l’existence de sources écrites très diverses, à multiples usages. Il existait des traditions lettrées au sein de l’Ethiopie chrétienne dès le IVe siècle – dans l’empire aksoumite – de même que dans les sociétés sahéliennes du XVIIe siècle. A cette époque, des historiens maliens rédigent des chroniques appelées tarikh, ce qui nous permet de disposer d’un savoir concernant les siècles précédents. Par ailleurs, tout le monde ne parle que des manuscrits de Tombouctou, version patrimonialisée d’un ensemble de textes pour lequel on ne dispose pas de catalogage précis. C’est oublier d’autres bibliothèques, constituées dans des villes sahéliennes. Les livres étaient alors de véritables biens culturels.
A la métaphore de la «maison de l’Histoire», dont l’Afrique serait sortie, vous préférez celle du jardin…
Où s’entremêlent les souches, les sources. Il existe des manques, des trous, comme cette incapacité impensable, pour nous Européens, à localiser l’ancienne capitale du royaume du Mali. Imagine-t-on cela en Europe ? Il y a bien des sources écrites, mais elles sont topographiquement imprécises. Nous devons composer avec une plus grande rareté de l’écrit, une recherche archéologique moins ancienne, une difficulté à mener des fouilles dans certaines parties de l’Afrique. Dans cette douleur du passé qui manque, l’art de l’historien doit être celui du mosaïste, qui collecte diverses traces et tente de les réunir. Autrement dit, rendre différents savoirs disponibles dans la société par des livres, des articles de vulgarisation, des interviews, des conférences, des cours publics comme à présent au Collège de France. Je considère qu’il s’agit d’une responsabilité. Les contribuables paient aussi nos salaires pour ça. Libres ensuite à ceux que l’histoire de l’Afrique intéresse, ou qui acceptent de se laisser surprendre par sa nouveauté, de la découvrir
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