Ces djihadistes au service des Turcs
Pour mener ses conquêtes, Ankara a pactisé avec des anciens de Daech et d’Al-Qaïda.
Elle était une allégorie vivante de la femme kurde, cheveux d’un noir de jais, sourire paisible, regard étincelant. Hevrin Khalaf, politicienne syrienne de 34 ans, a été torturée et exécutée samedi 12 octobre par des combattants d’Ahrar al-Charkiya, un groupe armé employé par la Turquie dans son invasion.
Le rapport d’autopsie établi à l’hôpital de Derek, sa ville natale, dans l’extrême nord-est de la Syrie, énumère les cruautés de ses bourreaux : « Plaie par balle de 12 centimètres sur 1,5 centimètre avec les chairs carbonisées autour, depuis la tempe droite jusqu’à la bouche, fractures aux os temporal, malaire et mandibulaire, la zone est enfoncée… » La description technique des sévices commis sur le corps de cette simple civile se prolonge ainsi sur deux pages.
Dopés à la propagande militaire, les médias turcs se sont réjouis de l’élimination de cette « terroriste ». « Ce n’était pas une combattante, elle n’a jamais utilisé d’armes de sa vie, conteste Serzat Hussein, un ami de longue date qui vit à Qamichli, contacté par messagerie. C’était une femme calme, mesurée, qui était très écoutée dans notre société. Ils l’ont tuée parce qu’elle était une des personnalités les plus populaires chez les Kurdes et les Arabes du nord de la Syrie. C’était une vraie démocrate. » Avec le soutien des Américains, cette ingénieure avait fondé en 2018 le Parti pour le futur de la Syrie. Cette formation se voulait indépendante du PYD, parti syrien frère du PKK, le grand mouvement insurgé kurde de Turquie. Le but était alors de donner des gages à Erdogan, selon lequel le Nord-Est syrien servait avant tout de base de repli à ses ennemis jurés.
Hevrin Khalaf n’est que la plus célèbre des victimes d’exécutions sommaires perpétrées le même matin par Ahrar al-Charkiya sur une portion de la M4, la grande route qui traverse tout le nord du pays, de Qamichli, à l’est, à Manbij, à l’ouest. Outre la cheffe de parti, son chauffeur et l’un de ses adjoints, au moins six autres civils ont été tués ce jour-là au même endroit, d’après l’administration kurde – selon nos recherches, quatre de ces exécutions sont confirmées par des images. Car les membres du groupe «rebelle» pro-turc n’ont pas hésité à se filmer et diffuser leurs exactions sur les réseaux sociaux.
Des mises en scène sordides et grotesques : on y voit par exemple un homme à terre, ligoté, touché de 25 balles. Le commandant du groupe armé Ahrar al-Charkiya, Abou Hatem Chakra, apparaît sur une photographie prise dans le même contexte. Hilare, il y tient par l’épaule deux civils faits prisonniers, agenouillés.
Ces deux captifs ont été présentés vivants dans une vidéo le 16 octobre. Sous-entendu : ceux qui se rendent sans résister seront (peut-être) épargnés.
Ces documents sur les exactions du 12 octobre sont loin d’être les seules preuves d’exécutions sommaires. Selon le VDC-NSY, une organisation qui documente les crimes des groupes armés dans le nord de la Syrie, une vidéo et cinq photos diffusées le lendemain montrent d’autres combattants d’Ahrar al-Charkiya posant devant des cadavres de civils dans les environs de Suluk, à mi-chemin entre la frontière turque et la M4. Trois photographies du 17 octobre immortalisent quant à elles des membres de la division Sultan Mourad, une milice turkmène, manipulant et exhibant deux cadavres de commerçants de la ville-frontière à majorité kurde de Serêkaniyê (Ras al-Aïn en arabe). Les victimes sont couvertes de sang et ont visiblement été mitraillées.
Les auteurs de ces assassinats ne cachent même pas leurs intentions. Dans une vidéo filmée le 19 octobre avant un assaut aux abords du mur-frontière, un combattant de Sultan Mourad avertit: « Nous venons pour vous, athées du PKK. Nous prions Allah de nous débarrasser de ces cochons. » D’autres « rebelles », dans une séquence non datée, prise dans la même ville de Serêkaniyê, surenchérissent : « Nous venons pour vous décapiter, vous infidèles, vous apostats ! » Après la chute complète de ce bastion kurde, dimanche 20 octobre, une vidéo prise par un combattant avec son téléphone portable donnait à voir une scène de pillage.
Pour ceux qui ont suivi l’opération « Rameau d’olivier », l’invasion d’Afrine, ville kurde du nord-ouest de la Syrie, prise par la Turquie et ses supplétifs en mars 2018, rien de tout cela n’est une surprise. L’opération « Source de paix », lancée ce mois
« Nous venons pour vous décapiter, vous infidèles, vous apostats ! » Des miliciens pro-turcs
d’octobre 2019, n’en est que le second volet, avec les mêmes acteurs. Pour mener ses conquêtes dans le nord de la Syrie, la Turquie emploie ce que le chercheur américain Nicholas Heras, du Centre pour une nouvelle sécurité américaine, a baptisé une « force chimérique ». Si les Turcs les présentent sous le titre ronflant d’«Armée nationale syrienne », divisée en « légions », ces mercenaires sont loin de former un ensemble unifié mais dessinent plutôt une constellation de groupes locaux plus ou moins radicaux et parfois rivaux. En théorie, ces unités emploient seulement des « rebelles » syriens ; aucune n’est censée appartenir à la galaxie du djihad international, Al-Qaïda ou Daech. En pratique, des étrangers et des djihadistes ont bien été repérés dans leurs rangs.
Supplétifs. Longtemps très discret, Ahrar al-Charkiya constitue l’un des supplétifs les plus extrémistes au service de la Turquie. Fondée par un chef religieux de l’Etat islamique en Irak originaire de Mossoul, cette faction a recyclé des anciens du Front al-Nosra, l’ancienne branche d’Al-Qaïda en Syrie, et de Daech. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est très précisément ce groupe qui, selon une enquête du quotidien britannique The Telegraph, a récupéré certaines des femmes de Daech jusque-là détenues dans le camp d’Aïn Issa. Des Françaises et leurs enfants se sont échappés du même camp et restent introuvables.
Les membres d’Ahrar al-Charkiya sont en majorité originaires de la région de Deir ez-Zor, une grande ville du sud-est de la Syrie. Leur chef, Abou Hatem Chakra, est issu de la puissante tribu des Baqara et est lui-même un ancien d’Al-Nosra et d’Ahrar al-Cham. Ce pedigree ne l’a pas empêché d’être décoré en février par la Turquie pour son rôle dans la « protection des propriétés » à Afrine. Une décoration pour le moins ironique : ses hommes sont parmi les plus impliqués dans la terreur, les pillages et les rackets contre les habitants.
S’en sortira-t-il de nouveau avec une médaille ? Ses récents exploits l’ont rendu célèbre. Dès le 15 octobre, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’Onu est allé jusqu’à dénoncer nommément Ahrar al-Charkiya, qualifiant de « crimes de guerre » les exécutions sommaires du 12 octobre. Et le vendredi qui a suivi, Amnesty International – organisation pourtant régulièrement accusée par les Kurdes de clémence envers leurs adversaires turcs et rebelles – s’est fendue d’un communiqué explosif : « La Turquie ne peut pas échapper à ses responsabilités en externalisant ses crimes de guerre à des groupes armés », s’est emporté son secrétaire général, Kumi Naidoo
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