Les sorcières sont de retour !
Alors que Le Point publie un hors-série sur elles, enquête sur une fascination.
Au 8, rue Bréa, dans le 6e arrondissement de Paris, le temps semble s’être arrêté. Pendules, livres ésotériques, jeux de tarot, pierres magiques… Depuis son ouverture, il y a quinze ans, la Librairie du bonheur, longtemps plébiscitée par les sorcières de la capitale, offre peu ou prou les mêmes objets occultes et divinatoires. Celui qui cherche un ouvrage sur les sorcières risque d’être déçu : rien de tel dans ce curieux bazar. Si on est une vraie sorcière, quel besoin, en effet, de potasser sur sa propre condition ? « De toute façon, elles sont de moins en moins nombreuses à pousser la porte du magasin, déplore le maître des lieux. Aujourd’hui, les sorcières font leur marché sur Internet.» Si on ne compte plus les blogs et les sites d'e-commerce qui leur sont consacrés, c’est principalement sur Instagram que se retrouvent les sorcières 2.0. En témoignent les mots-clés #witchesofinstagram, qui regroupent plus de 3 millions de publications, #witch ou encore #witchy, qui cumulent respectivement 9,3 millions et 2 millions d’occurrences. Un sabbat d’un nouveau genre s’improvise ainsi sur les réseaux sociaux, où s’échangent recettes magiques, rituels de purification et vidéos mystiques.
« Tremblez, les sorcières sont de retour ! » clame la journaliste et essayiste Mona Chollet, autrice du best-seller « Sorcières, la puissance invaincue des femmes » (La Découverte), qui comptabilise plus de 100 000 exemplaires vendus. Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les hommes et les femmes, a elle-même confié dans Elle être attirée par la sorcellerie. Car, ne nous y trompons pas, les sorcières de 2019 n’ont rien à voir avec les vieilles mégères à verrues et au nez crochu, à califourchon sur de vieux balais, ni avec les 40 000 victimes – 80 % étaient des femmes – sacrifiées sur le bûcher de XVe et
laechasse aux sorcières aux XVI siècles. Les magiciennes de 2020 sont plutôt jeunes et ont depuis bien longtemps remplacé le chaudron par les revendications politiques. C’est arrivé par vagues, concomitantes aux combats menés par les mouvements féministes, aux Etats-Unis puis en Europe.
En pleine période hippie, la Witches International Craft Association organisait son premier congrès mondial de sorcellerie à Central Park, tandis qu’en France l’écrivaine Xavière Gauthier lançait en 1975 la revue Sorcières. Dans les années 1990, deuxième vague, la sorcière devient sexy. Les séries contribuent notamment à changer son image en mettant en scène des femmes indépendantes et revendiquant un certain pouvoir sur les hommes. Faut-il aujourd’hui parler d’une troisième vague à propos de cette invasion de witches sur les réseaux sociaux ? C’est en tout cas la thèse de Mona Chollet : « Celles et ceux qui pratiquent la sorcellerie [aujourd’hui]
ont grandi avec “Harry Potter”, mais aussi avec les séries “Charmed” – dont les héroïnes sont trois soeurs sorcières – et “Buffy contre les vampires” – où Willow, d’abord lycéenne timide et effacée, devient une puissante sorcière –, ce qui peut avoir joué un rôle. La magie apparaît paradoxalement comme un recours pragmatique, un sursaut vital, une manière de s’ancrer dans le monde et dans sa vie à une époque où tout semble se liguer pour vous précariser et vous affaiblir.» Comme les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc, la sorcellerie serait donc un moyen pour les femmes de se libérer tout en retrouvant une paix intérieure, véritable échappatoire dans un monde tourmenté…
Les chasseurs de tendance, de chaque côté de l’Atlantique, en font en tout cas leurs choux gras. En 2015, le bureau new-yorkais K-Hole décrétait que la conformité n’était plus à la mode et serait bientôt remplacée par la « magie du chaos ». Même son de cloche en France chez Nelly Rodi, où Vincent Grégoire voit, dans la mode actuelle, l’expression d’une féminité qui dérange la morale et les censeurs. « A force de tout mettre dans la lumière, nous avons besoin d’un nouveau sombre. Contre les data, les avancées technologiques, la froideur, on observe une attraction pour le baroque, le mutant, le fantastique, l’hybride, l’astrologie. On a besoin de magie. »
Côté déco, c’est le retour des amulettes, des attrape-rêves et autres fétiches. Au défilé de la collection croisière Gucci, au printemps 2019, Alessandro Michele n’hésitait pas à afficher des utérus brodés sur les robes, reflet « de la liberté, de l’égalité, de l’expression de soi ». A en croire Vincent Grégoire, la société se passionne pour ce qui la transcende, l’attire et lui fait peur à la fois. Comme les sorcières.
Mais il faut mettre un peu d’ordre dans ce fourre-tout qu’est devenu le terme générique de « sorcière » :
d’un côté la revendication féministe et l’outil de développement personnel, de l’autre le don à proprement parler. C’est ce dernier aspect qui intéresse avant tout Dominique Camus, ethnologue et auteur d’une passionnante «Enquête sur les sorciers et jeteurs de sorts en France aujourd’hui » (Editions Bussière). Il distingue principalement deux types de «don»: celui de détection – apanage des sourciers, des radiesthésistes, des voyants… – et celui d’intervention, faculté des guérisseurs, magnétiseurs et rebouteux, qui travaillent exclusivement sur les êtres animés, mais aussi du sorcier, au sommet de l’échelle des pouvoirs magiques, qui opère à la fois sur l’animé et
« La magie apparaît comme un sursaut vital à une époque où tout semble se liguer pour vous précariser et vous affaiblir. » Mona Chollet