Le Point

Le « Poudlard » des économiste­s français

Esther Duflo

- PAR BEATRICE PARRINO ET MICHEL REVOL

Bruno Le Maire est content. Il reçoit. A son bureau, il trépigne d’impatience à l’idée de revoir ses vieux copains de Normale sup qu’il a invités à Matignon. Nous sommes en 2006, «BLM» est directeur de cabinet du Premier ministre, Dominique de Villepin. C’est l’heure de déjeuner. Enfin, les voilà : ils arrivent. Mais pas le temps de se remémorer les weekends estudianti­ns au ski ou la leçon de droit de Robert Badinter qui les avait tant secoués en première année. L’un d’eux monopolise la parole : c’est Thomas Piketty. Ce n’est pas encore LE Thomas Piketty, vedette des économiste­s, auteur d’un livre sur les inégalités vendu à des millions d’exemplaire­s. C’est « Thomas », directeur d’études à l’Ehess, chroniqueu­r à ses heures perdues pour Libération. Autour de la table, il n’y a que « Bruno » que ses propos intéressen­t, voire qui les saisisse. de dotation pour la fondation. 46 ans. La chercheuse vient de recevoir le Nobel d’économie pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté. C’est la plus jeune lauréate de ce prix et la seconde femme (après l’Américaine Elinor Ostrom, en 2009) à recevoir cette distinctio­n. La Française, qui enseigne au Massachuse­tts Institute of Technology, possède une antenne européenne de son laboratoir­e à l’Ecole d’économie de Paris.

Les deux hommes parlent d’une école d’économie, installée à Paris, qui ferait « rayonner » la France à travers le monde grâce à un enseigneme­nt et à une recherche de haut vol ; ils imaginent titiller les Rolls américaine­s et britanniqu­es – Harvard, Princeton, Massachuse­tts Institute of Technology (MIT), Chicago, Oxford ou la London School of Economics (LSE). Le duo assure que, si tout va bien, cette drôle d’école, labellisée par l’Etat et somme du regroupeme­nt de six laboratoir­es de recherche (1), doit partir à l’assaut des machines anglo-saxonnes à Nobel, en février 2007…

Que d’ambitions affichées ce jour-là. Et que de succès emmagasiné­s depuis ce déjeuner entre doux rêveurs. Année après année, recherche après recherche, l’Ecole d’économie de Paris a bel et bien dépassé les New-Yorkais de Columbia, les Californie­ns de Stanford, les départemen­ts d’économie de Princeton, Oxford… Dans le match franco-français avec la Toulouse School of Economics, plus connue sous le nom de TSE ou école de Tirole, elle s’impose face aux protégés du Nobel d’économie. L’Ecole d’économie de Paris, baptisée PSE pour Paris School of Economics, est tout simplement la meilleure de sa catégorie en Europe et la 5e au monde. «Si l’on entre dans la compétitio­n, autant être compétitif. C’est mieux pour le moral des troupes. L’effet de taille, avec le regroupeme­nt des laboratoir­es, a joué en notre faveur. Mais nous avons su nous imposer dans le débat d’idées », souligne l’actuel directeur de la PSE, Jean-Olivier Hairault, spécialist­e du marché du travail et auteur de l’inspiré « Ce modèle social que le monde ne nous envie plus ».

Thomas Piketty ne nous en voudra pas : le succès de la PSE, c’est le sien, mais c’est aussi celui des autres, ses 142 collègues professeur­s qui s’adonnent à la recherche, de la plus fondamenta­le jusqu’à la plus appliquée, boulevard Jourdan, à Paris, dans un bâtiment de verre ouvert il y a deux ans.

Dans l’équipe de la PSE jouent en attaque, d’après le très sérieux classement RePEc, Philippe Aghion, du Collège de France,

ne sont pas sur notre ligne. » ■

En 2016, quand ces deux-là n’ont pas caché leur soutien à la loi El Khomri réformant le Code du travail, lui s’y est ouvertemen­t opposé. Cohen évoque aussi la présence à la PSE du « plutôt friedmanie­n » Gilles Saint-Paul, classé dans le top 10 des meilleurs chercheurs français et spécialist­e des risques macroécono­miques.

Influence. « Il n’y a pas d’idéologie PSE. » Celle qui parle ainsi n’est autre que la Française Esther Duflo, qui a reçu le prix Nobel 2019 pour ses travaux sur la réduction de la pauvreté dans le monde. Rattachée au MIT, elle connaît bien l’établissem­ent parisien pour y avoir été professeur­e invitée à deux reprises ces dernières années. Elle nous confie par écrit : « La seule idéologie PSE, il me semble, c’est qu’il faut que l’économie soit diverse et vive au milieu des sciences sociales. C’est là que l’influence de Thomas Piketty est la plus claire, pas dans une ligne qu’il imposerait. Et c’est une influence salutaire, non seulement pour la science économique en France, mais en général, parce que l’économie devient très facilement insulaire », souligne-t-elle. Duflo est un bébé Delta (Départemen­t et laboratoir­e d’économie théorique appliquée), l’ex-master en économie de Normale sup, qui préfigurai­t déjà la PSE avec la mise en commun des meilleurs profs de Normale, Ponts, Ensae, X, Paris-1. « En 2017-2018, Abhijit Banerjee [corécipien­daire du Nobel, NDLR], moi et deux autres collègues du MIT avons eu la chance de passer un an en visite à la PSE. Nous y avons trouvé un environnem­ent intellectu­el qui est un peu le meilleur des deux mondes : un côté informel très américain, où les chercheurs sont effectivem­ent dans leur bureau, sont toujours prêts à discuter, où Abhijit a pu jouer au ping-pong avec les étudiants, et une certaine politesse, beaucoup plus française, qui rendait les séminaires plus agréables et moins agressifs. C’est un environnem­ent qui ne peut qu’être favorable à une recherche de qualité. »

Il se murmure qu’Esther Duflo et Abhijit Banerjee pourraient reprendre très vite du service à Paris. D’autant plus qu’ils ont

 ??  ?? Duo. Esther Duflo et son mari, l’économiste américain Abhijit Banerjee, Prix Nobel d’économie 2019, chez eux à Boston, le 14 octobre.
Duo. Esther Duflo et son mari, l’économiste américain Abhijit Banerjee, Prix Nobel d’économie 2019, chez eux à Boston, le 14 octobre.

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